C’est vraiment pas naturel. Coup d’œil jeté à la lémur posée sur son épaule alors que le feu du passage piéton passe au rouge. C’est la première fois que Darpana l’accompagne dans l’autre monde – celui triste et morne des foules ignorantes et incapables, humains sans potentiel. Il n’a pas besoin de la questionner pour savoir ce qui la dérange dans le spectacle qui s’agite autour d’eux, myriade d’individus pressés mais dépourvus de familiers – comme s’ils n’avaient pas besoin de cette partie d’eux-mêmes. Ce simple constat était dérangeant. Bien sûr, à Edimbourg sorcier, tout le monde ne sortait pas tout le temps en compagnie d’une figure animale, mais une simple balade dans la rue suffisait pour croiser élans, crocodiles ou chevreuils. C’était ça, la normalité, en plus des courses volantes entre aéromanciens ou des personnes qui roupillaient dans une position improbable, une autre à leur côté, ou la métamorphose de quelques zoomanciens.
On traine pas, hein ? Il ne lui fait pas remarquer qu’elle est ici de son plein gré, décision prise une fois qu’il lui a expliqué les tenants et aboutissants de la sortie. La moindre des choses, après l’annonce de la diffusion de tracts anti-sorciers à Edimbourg humain, était d’aller voir ce qu’il en était vraiment, dans l’ambiance de ses rues et les conversations des passants – tenter d’évaluer si la menace était réelle où l’œuvre d’un illuminé solitaire se revendiquant d’un ordre mourant. L’Espoir Igné aurait très bien pu demander à quelques membres débrouillards du coven de mener l’enquête mais l’idée de déléguer du renseignement dans ces circonstances ne lui plaisait tout. Tout comme il ne comptait pas seulement se reposer sur les informations offertes par le Conseil. On n’est, après tout, jamais mieux servi que par soi-même.
Le feu piéton passe au vert. Karan s’engage, le pas plus léger que d’habitude, moins froidement déterminé. Il a bien l’intention de prendre son temps aujourd’hui, d’autant qu’on lui a collé Judd pour sa « sécurité », et qu’il déteste qu’on lui glisse quelqu’un dans les pattes au prétexte qu’il pourrait lui arriver quelque chose. Son ainé est un sorcier de confiance pourtant, certainement expérimenté et plus à même de comprendre les subtilités du monde extérieur, mais l’autorité hiérarchique est toujours difficile à obtenir d’une personne brillante qui nous a vu grandir. Combien de fois ne se sent-il pas adolescent ou tout jeune adulte face à lui ? Beaucoup trop. Aujourd’hui, Karan n’a certainement pas l’intention de le laisser entrer dans cette posture : il mène le pas et ne lui glisse que les informations qu’il juge strictement nécessaires, laissant Judd à la place de garde du corps, discret si possible.
« EH SALE CON, REGARDE OU TU VAS, CONNARD ! » Le cycliste qui vient de les frôler sur le trottoir tourne sa tête en leur direction, à la recherche de cette femme qui vient de l’interpeler – sorte de confusion dans les prunelles quand il ne voit que Karan et Judd derrière lui. L’Espoir Igné siffle entre ses dents et attend qu’il ait disparu pour regarder Darpana, outrée, sur son épaule. Tu sais qu’on ne te vois pas, Darp ? Du coup tu fermes bien ta gueule, merci. Se tourne vers Judd, dépité. « Bon… J’ai bien envie qu’on se pose à quelque part de… normal, avec du monde, mais pas à un pub parce qu’il est 10h et qu’une pinte me tente pas trop pour le moment. Des suggestions ? » Il n’aime pas ça, devoir se reposer sur Judd, mais avancer le nez en l’air a ses limites. Bientôt une heure et demie qu’ils tournent en rond sans qu’il ne trouve d’endroit qui lui semble assez satisfaisant pour l’enquête, et aucun groupe avec des fourches et des torches en vue pour le moment.