Wolves

Depuis des années, Gabriel s'intéressait à la Relique et ne s'en était jamais caché. Si certains s'aventuraient à des suppositions sur le rôle de son cadet dans ce besoin de mieux comprendre l'objet, d'autres y voyaient surtout une envie d'aiguiser ses connaissances, en bon Garde qu'il était. Efficace, redoutable, bon chasseur, les adjectifs qualifiant l'écossais étaient nombreux quand il était question de son rôle dans l'Ordre. On aurait pu y ajouter râleur, revanchard et couard aussi, mais ces derniers n'étaient connus que de lui-même ou de ses parents. On ne s'imaginait pas Gabriel Selvaggi trembler de peur, encore moins tuer sans que personne ne lui en ait donné l'ordre. La vérité quant à son besoin de comprendre la Relique, même bien avant qu'elle soit dans les mains de Saint Patrick, tenait finalement des deux suppositions, mais aussi d'une troisième raison qu'il se gardait bien de partager : comprendre la Relique et sa potentielle utilité, c'était protéger Raphael des membres de l'Ordre, au-delà de trouver une solution à sa magie. Comprendre avant d'autres, c'était s'assurer qu'il pourrait sortir son frère de là, avant qu'on tente quoi que ce soit envers lui.

Respecter la hiérarchie sur le papier et être aussi efficace que le service des impôts réclamant son dû avaient ses avantages : si on le questionnait toujours pour comprendre sa raison de se rendre dans les Archives et s'il n'y allait jamais sans surveillance, Gabriel n'avait aucune difficulté à y rester des heures sans qu'on ne vienne l'y emmerder. Et si pendant des années, personne ne l'avait pas plus ennuyé que ça, ses aller-retours avaient finalement dûs remonter aux oreilles du Conseiller. "Il veut vous voir dans la Crypte." Seule information qu'on daigna lui balancer, entre deux bouchées de sa barre de céréales, alors qu'il venait de commencer sa ronde, 9 pm passés. Gabriel hocha de la tête en silence, avant de filer dans les toilettes, pour vérifier quelque chose. Pas qu'il voulait se faire beau pour Isaac Matthews, mais il n'avait pas non plus envie que sa première rencontre officielle avec lui se solde par un "vous avez une graine de sésame entre les dents".

Vêtu tout de noir (car se balader en jogging fluo, c'était ok dans son appartement, pas dans le Château d'Édimbourg), le Garde passa la sécurité et s'engouffra dans la Crypte pour y rejoindre Isaac Matthews. Si les deux hommes s'étaient déjà vus à de nombreuses reprises, que ce soit au Temple, lors de l'intronisation de son fils ou dans le cadre de missions pour l'Ordre, ils n'avaient jamais finalement discuté. Et à vrai dire, cela ne dérangeait pas le moins du monde Gabriel. L'écossais ne savait pas trop quoi penser du Pasteur Matthews et de son efficacité aussi redoutable que la sienne, mais avec bien plus d'influence.

"Conseiller Matthews, Gabriel Selvaggi."

Au cas où ses cheveux blonds, sa carrure athlétique et sa gueule d'enterrement ne suffirent pas à le reconnaître.

La main est serrée avec confiance, sans une once de tremblement ou d'inquiétude. Si la raison de cette entrevue est encore un mystère pour le Garde, il lui en faut bien plus pour l'angoisser. Gabriel est déjà un grand habitué des galères et des histoires, des missions aussi, qui vous arrachent autant de pulsations cardiaques que de nuits. Et si ces derniers mois, sa vie ressemble à un champ de bataille où chaque jour a son lot de drames, le Garde reste aussi droit qu'un I. Du moins, en public. Dans la Garde ou même aux services des impôts, peu peuvent se targuer de l'avoir vu sortir de ses gonds, encore moins de l'avoir vu être drainé par une crise d'angoisse dont lui-même ignore la définition. Gabriel est connu pour être calme, organisé et efficace, avec des tableurs ou des munitions. Alors, cette rencontre avec le Conseiller n'est rien de plus qu'une discussion formelle, et ce n'est pas ce soir que le Garde perdra la face. Du moins, il fallait l'espérer.

Le suivant en silence, bras contre le corps et menton haut, Gabriel prend note mentalement de l'Élite au fond du couloir. Quoique dissimule la porte bien gardée, il y a fort à parier qu'ils n'y entreront pas : si le blond a un certain égo et parfaitement conscience de ses capacités, il sait aussi qu'il n'est que ça, un soldat. De la chair à canon qu'on peut facilement remplacer.

"Savez-vous pourquoi vous êtes ici ce soir, Gabriel ?"
"Non", qu'il répond sans laisser de temps mort. Gabriel ment uniquement quand c'est nécessaire ou utile. À quoi bon se prendre la tête pour une question dont la réponse viendra très vite ?

Mais quand même, drôle de façon d'introduire la conversation, de demander à quelqu'un s'il a connaissance de la raison d'une entrevue avec l'un des hauts placés de l'Ordre. Peut-être essaye-t-il de le mettre mal à l'aise ? Non. À quoi ça lui servirait ? Gabriel n'a fait aucune erreur ces derniers mois et à part quelques missions avortées, son palmarès ferait rougir Giuseppe Meazza, l'un des meilleurs attaquant de l'Inter Milan. Mais quelque chose lui dit qu'Isaac Matthews n'est pas un amoureux du football italien. Il semble plutôt du style à aimer... le cricket ? Ou le golf. P'têtre que Gab pourrait lui demander son avis sur les green de la région en passant. Que cette conversation lui soit profitable, en bon égoïste qu'il est.

Marchant au rythme du Conseiller, il relève légèrement les yeux en l'entendant reprendre la parole. Matthews mesure quelques centimètres de plus que lui et l'italien a une fâcheuse tendance à tenir le regard de ceux qui ne méritent pas de le voir flancher.

"J'ai entendu dire que vous vous intéressiez de près à l'Ordre. Son passé...Son histoire. Vous m'en voyez surpris. C'est très rare pour un Garde de chercher à comprendre ce qu'il défend."

Si son visage est aussi vide de réaction que son frigo en début de mois, intérieurement, Gabriel ne peut retenir un "Alexa, play seum.mp3". Savoir que des Gardes se demandent bien ce qu'il fout, le nez constamment dans des papiers jaunis qui sentent le renfermé ne le gêne pas le moins du monde. Mais apprendre que le Conseiller lui-même commence à se poser des questions est un tout autre registre de situation à gérer. À des couillons comme ses collègues, Gabriel peut servir mensonges, insultes et long silence gênants à tout-va. À Matthews.... Cela ferait désordre sur son CV.

"Connais ton ennemi et connais-toi toi-même disait Sun Tzu." lui céda-t-il après quelques secondes de réflexion. N'est-ce pas l'adage le plus à même de convenir à l'Ordre ? Comprendre l'ennemi jusqu'à la moelle et connaître les actions des générations d'avant peuvent leur permettre d'avancer considérablement sur le combat qu'ils mènent ici. Et si au fond, Gabriel ne sait plus trop qui est le vrai ennemi, au moins commence-t-il à se connaître lui-même.

"Je suis plus rat de bibliothèque que certains se l'imaginent." Le rat de laboratoire, c'est son frère. Quoique, lui aussi avait eu son lot de drôles d'entrainements, quand il était encore le seul enfant Selvaggi à pouvoir élever le nom. Sur son visage, une ligne se trace, pour lâcher un peu lest sur ses émotions. "Ça me semble intéressant de comprendre le passé, ce qui s'est fait, ainsi que les résultats pour... Aiguiser nos connaissances et proposer des stratégies adéquates."

Le voilà qui s'arrête dans le couloir, l'air confiant sans être pédant, respectueux comme on l'attend d'un Garde envers le Conseiller.

"J'essaye d'être à la hauteur de ce qu'on attend de moi, Monsieur."