[Terminé] tourments oniriques

tw; aucun

“Où est Judd ?”

Le nécromancien n’a effectué que quelques pas à l’intérieur du Cœur du Magma et on s’étonne que le Tisseur soit présent en ces lieux sans s’être annoncé avant. Ses manières cavalières ne traduisent certainement pas ce qu’il est au quotidien, et jamais il ne se serait vraiment permit une telle audace si quelque chose battant sous sa poitrine ne l’y avait pas poussé. La première personne hausse les épaules. La seconde lui demande s’il est bien Armand O’Moran. La troisième rase les murs pour une raison qui lui échappe. Il lui faut serpenter encore un peu entre ces murs bouillonnants d’âmes pour daigner recevoir un tant soit peu une indication, tandis que l’on s’imagine à peu près tout et surtout n’importe quoi quant à la raison de sa présence en ces lieux.

Finalement, il y a une indication somme tout à fait rudimentaire qui lui permet au moins de s’engager dans une direction un peu moins approximative. Lorsque derrière le fumé de ses lunettes de soleil il aperçoit enfin le Rivera, il a une sensation d’apaisement instantanée, quant bien même il n’était pas visiblement tourmenté. Il n’a pas à feindre la surprise de le trouver là, il la comprendrait. Armand grignote la distance qui les sépare de quelques enjambées qu’on lui sait distinguées, un brin spectrales.

“Tu es là.” Pléonasme. Son menton s’oriente un peu vers les hauteurs, leur différence de taille l’y forçant. “Je pars la semaine prochaine pour Paris.”

Ce n’est sans doute pas cela qu’il voulait dire.

Pas dans cet ordre, en tout cas.

Pas d’entrainement pour aujourd’hui, seulement de la paperasse qui, étrangement, ne dérangeait pas plus que ça Judd. Si son rôle comportait 90% de sécurité et de stratégie, tout métier se devait d’avoir son lot d’administratif. Et les papiers, le pyromancien appréciait ça plus que nécessaire. Il s’agissait d’un moment rien qu’à lui, où il cadrait, rangeait ou s’informait pour mieux faire son travail. N'était-ce pas ce qui le captivait dans chaque activité ? Pouvoir ajuster la trame pour toujours l'améliorer ?

Lunettes sur le nez - celle de vue, pas celles de soleil -, il lorgna sur le côté avec un sourire malicieux en voyant Nilsa dormir comme si elle ne s’était pas reposée depuis des lustres. Si l’administratif ne dérangeait pas le sorcier, la belette, elle, n’y voyait qu’ennui et longueur. Rien qui la transcendait ou lui laissait le champ libre pour… et bien, pour faire ce pour quoi elle était douée, s’amuser d’un rien et mordre à tout va.

- Judd, y’a un nécro’ qui te cherche dans tout le Coeur.

Relevant les yeux, l’intéressé reconnut une collègue, Indira, avec qui il entretenait une relation amicale au point d’échanger plusieurs verres - de jus pour lui, de liqueur pour elle - lors des célébrations estivales. Une fois même, il avait fini par la ramener chez elle pour être certain qu’elle ne s’endorme pas sur place ! Quant à la mention du nécromancien… Il pouvait s’agir de beaucoup de personnes : un ami du Coven, son père, Armand… Quoique, elle aurait reconnu le dernier, Judd était certain d’avoir déjà parlé d’Armand à Indira. Ou peut-être que non.

En quelques secondes, il quitta la salle occupée pour finalement voir le Tisseur au bout du couloir. C’était donc bien lui, le nécromancien qui le demandait. Que faisait-il ici, à s’avancer vers lui d’une démarche chaloupée - bien qu’elle lui semblait un peu trop vive connaissant Armand - ? L’ensemble était surprenant, les murs sombres faits de pierres volcaniques allaient parfaitement au teint du nécromancien et à ses lunettes sombres, mais quelque chose clochait. Jamais le Tisseur ne s’était aventuré dans le Coeur de Magma et il n’était pas habituel que les deux hommes viennent se déranger pendant leurs heures de travail.

- Tu es là. Je pars la semaine prochaine pour Paris.

Si Nilsa avait été présente, elle aurait bondi sur ses pattes arrière, l’air aussi paniqué que pouvait l’être le myocarde de son sorcier à l’heure actuelle.

- O…key.

La latence de sa réponse n’était rien comparée à son visage qui exprimait davantage l’incompréhension et l’inquiétude qui montait crescendo. Avançant d’un pas par instinct de protection, il s‘en voulut immédiatement : Armand allait encore plus se sentir acculé et sa nuque allait finir par lui faire mal. Judd recula immédiatement et (se) reprit.

- Armand, qu’est-ce qui s’est passé ?

La voix se voulait douce et apaisée, mais si la Sentinelle avait un certain talent pour désarmer des situations explosives au boulot, Judd, lui, avait des difficultés à ne pas trahir le tumulte de son coeur quand il était question de ses proches. Un évènement, c'était tout ce qui pouvait expliquer l'arrivée étonnante du Tisseur au Coeur de Magma, en pleine journée, avec l’idée saugrenue de se rendre à Paris. De toutes les villes que Judd aurait apprécié revoir pour des congés, la capitale française était bien la dernière dans laquelle il se rendrait avec le nécromancien. Pour la Sentinelle, Paris représentait les souvenirs latents d’une vie qui n’appartenait pas à Armand, mais qui imprimait sa rugosité dans la peau de son cou. Pour lui, Paris était synonyme de douleur, d’un souffle saccadé et d’une chaine qu’il espérait un jour briser comme on broie une pierre de mauvaise qualité.

tw; aucun

“O…key.”

Quelques mots expirés sous la surprise légitime que sa présence peut représenter, qui plus est en ayant enrobé son entrée en matière par l’annonce d’un voyage totalement improvisé. Armand en profite pour lui aussi laisser retomber son souffle vers les profondeurs de la terre, ses épaules se détendant imperceptiblement en même temps. Le mouvement d’élancement avant de reculer ne passe pas inaperçu aux yeux du sorcier. Titan n’est étrangement pas présent avec lui, ne s’étant pas aventuré dans les entrailles volcaniques des pyromanciens pour l’accompagner.

“Armand, qu’est-ce qui s’est passé ?”

Quelle heure est-il ? Là est la première pensée, automatique, qui file dans son esprit comme une comète. La sensation éphémère d’être ici au mauvais moment fait son chemin, s’envole pourtant. Il n’a en tête que ce voyage, et peut-être bien ce qui l’a amené à vouloir passer à l’action aussi franchement. J’aimerais tant que tu viennes avec moi. Là où son aimé aurait tout intérêt à l’en détourner, l’esprit du Tisseur se galvanisait d’espoirs insensés.

“Je peux parler, mais pas ici.” Le nécromancien est surprenamment lucide sur la question, ils sont écoutés. Raison pour laquelle il affaibli l’intonation de sa voix, s’approchant d’un demi-pas vers sa moitié d’âme. “Et à condition que tu ne te mettes pas en colère.”

Il y a un regard qu’il lui cède, et qu’il voit, par dessus les angles ronds de ses lunettes fumées, qui lui soufflerait presque : ne tient pas rigueur du ton employé, c’est important pour moi. Qui plus est, il n’était pas sur un territoire qu’il chérissait, ni qu’il connaissait : guidé, il devait être. "Je te suis." Ca ne lui ressemblait définitivement guère.

- Je peux parler, mais pas ici.

Ça l’aurait étonné. Ni Armand ni lui n’appréciaient se donner en public. L’idée même de voir son partenaire s’expliquer, avec ses mots et son propre tempo, entre deux couloirs là où les allées et venues viendraient déranger l’instant lui hérissait le poil. Il hocha de la tête sans avoir à s’expliquer davantage.

- Et à condition que tu ne te mettes pas en colère. Je te suis.

L’intonation prise surprit quelques secondes le pyromancien. Judd ne s’énervait jamais, était plutôt du genre à tenter d’arrondir les angles jusqu’à ce que la pierre s’effrite et qu’il n’y ait plus aucune autre solution que de ré-évaluer sa technique. Quand la Sentinelle haussait le ton, c’était que quelque chose ou quelqu’un avait réussi à le maintenir longtemps dans ses retranchements au point où lui-même s’était fissuré. Au mieux, il fronçait des sourcils, au pire, il s’éloignait en demandant un peu de temps pour reprendre ses esprits. Mais la colère venait toujours en dernier recours et dans de très rares occasions. Alors pour qu’Armand lui demande de ne pas entrer dans cette émotion, c’était que le Tisseur allait toucher l’un des points les plus sensibles du pyromancien.

Sa main droite se leva légèrement, venant effleurer le coude d’Armand pour le guider vers le bureau quitté quelques secondes auparavant. Ici, personne ne pourrait les voir ou les entendre, encore moins quand Judd ferma à clé. Il y avait des secrets qu’il aimait garder pour lui et ce qui existait entre les deux hommes en faisait partie.
Ne quittant pas la porte pour autant, se retournant pour faire face à Armand, il résista à l’envie de clore ses bras : si pour lui, c’était une façon de se protéger avant l’éclat, cela pouvait signifier bien autre chose pour son partenaire.

- Je t’écoute. Et je ne m’énerverai pas.

Sourire doux et suave timbre, tout pour lui prouver qu’il mesurerait chacune de ses réactions malgré un myocarde battant déjà la chamade. Car au fond, Judd savait déjà de quoi il en retournait et même si les détails comptaient, la conclusion en serait toujours identique. Armand irait à Paris, car Jacques l’y appelait.

tw; aucun

La réaction mature de son compagnon ne se fait pas attendre et, sans conteste, il ne s’attendait pas à moins. Enième preuve qu’Armand était un être chanceux pouvant bénéficier d’une relation saine, quoique sujette elle aussi à ses affres. Cette scène du jour pourrait probablement en témoigner, même si dans le meilleur des mondes, le concerné aurait préféré ne jamais avoir à en parler. Cela revenait néanmoins à une marque de respect et d’amour profond que de le lui partager, et surtout de lui annoncer. Il ne souhaitait pas le savoir plus inquiet, alors sa démarche serait d’au moins l’informer. La suite, c’est eux seuls qui l’écriraient.

Une fois dans l’intimité du bureau de la Sentinelle, c’est à peine s’il remarque Nilsa assoupie, et qui à tout moment, cela va sans dire, se réveillerait.

“Je t’écoute. Et je ne m’énerverai pas.”

Armand est entré, certes, mais a effectué un maigre mouvement arqué par ses pas, avant de se retourner vers la porte où se trouvait Judd. A cette distance si malhonnête - il l’aimait bien trop pour le laisser s’enraciner aussi loin, souvent - il se trouve étrangement plus apte à lui céder ces quelques confidences. Urgentes, qui plus est. Le nécromancien fait glisser ses lunettes de ses tempes pour les retirer, laissant son bras traîner de nouveau le long de son corps, la paire au bout des doigts.

“Quelqu’un s’est infiltré dans mes rêves. Un, en particulier. Tu le connais.”

Ledit rêve, pour sûr. Sans en avoir fait une dissertation, sa moitié d’âme savait de quoi il était question. Armand ne se serait certainement pas inquiété de voir des visages là où ils se greffent sans foi ni loi sur les terrains oniriques, qu’il soit sorcier ou pas. Celui-là en revanche était gravé dans le marbre depuis des décennies, et c’est peu dire. Le poids du pendentif qu’il portait encore autour du cou, sous les coutures de ses vêtements, catalysait bien plus que de seuls cauchemars. Comment Cedric avait-il pu accepter que son fils partage son existence avec un ancêtre aussi torturé que Jacques O’Moran ? Son sourire cachait peut-être un terrifiant compromis.

“Je viens de m’entretenir avec l’oniromancien qui a fait désordre.” Dans la bouche d’Armand, désordre est un terme léger pour le réel impact que cela a généré sur ses instances psychiques. Là où la routine, bien que cruelle, s’était installée, un seul grain de sable dans ce cauchemar avait finalement réussi à remettre bien plus en question. Pire, après s’être entretenu avec Galbreath, Armand en était ressorti avec la certitude dérangeante que ce n’était pas un hasard, et que pour de bon cette fois, il faudrait traverser la mer.

“J’aimerais… si tu le souhaites…” ce n’est pas simple à exprimer, et le naturel ancré du sorcier se fait la malle sous ses pieds. “…m’accompagner, là-bas. J’ignore si tu as des responsabilités particulières, la semaine prochaine. Mais… ça ne sera l’affaire que de deux jours. Pas plus.”

Ce qui serait sans doute trop, à n’en point douter.

- Je peux parler, mais pas ici.

Se tenir plus proche d'Armand et sentir le parfum naturel qui émanait de sa personne auraient rassuré Judd. Mais il y avait ce que lui voulait et ce que son compagnon était en mesure de lui offrir. Et à cet instant, la Sentinelle comprit aisément son besoin de se tenir à une légère distance. Lui-même avait tendance à se replier, physiquement et psychiquement, quand quelque chose le tracassait. Et si Armand arrivait toujours à lui faire retrouver sa hauteur, il n’était pas rare que cela prenne plusieurs heures, voire plusieurs jours. Finalement, Judd n’attendait rien de cette discussion, sauf de donner la place à son âme sœur de s’épancher, mais aussi de retrouver un rythme cardiaque régulier.

- Quelqu’un s’est infiltré dans mes rêves. Un, en particulier. Tu le connais.

Le terme rêve n’était pas celui pour lequel Judd aurait opté. Mais oui, il connaissait bien le cauchemar que le nécromancien évoquait. Sans en avoir été témoin, sans avoir besoin de plus d’explication, il ne pouvait que s’imaginer l’ampleur des dégâts lorsqu’il sentait Armand trembler légèrement entre ses bras ou que son front se perlait de sueur. En vingt de vie commune, Judd ne s'y était toujours pas habitué. Quant à l’infiltration… le pyromancien en fronça des sourcils, incertain de ce qu’il devait en penser. Était-ce volontaire ? Et pourquoi ce cauchemar en particulier ? Et surtout, quelles étaient les conséquences sur Armand et sa psyché, lui qui était habitué à revivre cette scène depuis des années sans que rien ne vienne déranger la mécanique parfaite ? C’était ben ça qui inquiétait Judd, le contrecoup d’une telle irruption. La Sentinelle garda les yeux ancrés dans les prunelles dévoilées de son compagnon, en s’assurant de détendre ses traits. Armand n'avait pas à ressentir la tension et l'inquiétude qui émanaient de sa personne.

- Je viens de m’entretenir avec l’oniromancien qui a fait désordre.

Aimerait-il savoir de qui il s’agissait ? Oui. Judd était un homme curieux, surtout quand il était question du bien-être des gens qu’il aimait profondément. Mais il était aussi quelqu’un de respectueux, qui ne dépassait jamais les frontières de l’intimité sans y avoir été expressément invité. Alors non, il ne demandera pas à Armand son identité et n’irait pas enquêter. Heureusement que Nilsa dormait finalement, elle aurait été capable de prendre ce rôle à bras le corps, sans s’occuper des remontrances de son sorcier.
Pendant une seconde, il sentit un certain flottement, sans trop savoir de qui il provenait. Armand lui avait cédé quelques informations pour expliquer sa vive réaction, mais Judd ne comprenait pas vraiment pourquoi il devait se rendre à Paris. Qu’est-ce que cette intrusion avait déclenché chez le Tisseur au point de lui mettre déjà un pied dans l’avion, avant même d’avoir réservé ses billets ?

- J’aimerais… si tu le souhaites…

En fin de compte, le flottement provenait peut-être d’Armand, lui qui débutait rarement ses phrases par une demande. Dans le bout de ses doigts, Judd sentit la chaleur lui piquer la pulpe. Le Coeur de Magma était construit à même la pierre volcanique et la Sentinelle savait qu’à cet instant, sa sensibilité était telle que sa magie venait se rappeler à lui, comme une claque brûlante. S’il avait été nécromancien, peut-être aurait-il pu comprendre plus rapidement Armand.

- … m’accompagner, là-bas. J’ignore si tu as des responsabilités particulières, la semaine prochaine. Mais… ça ne sera l’affaire que de deux jours. Pas plus.

Le menton se leva légèrement, comme un réflexe pour prendre toute la teneur de cette demande. Le Tisseur n’était pas stupide et savait parfaitement que son compagnon haïssait autant Paris que les allergiques la floraison du Printemps. Le convier à un tel périple était plus qu’une marque de confiance - que les deux s’étaient offert des années auparavant. C’était une preuve que le nécromancien avait littéralement besoin de lui pour cette épreuve, quelle qu’elle soit.

- Je veux t’accompagner.

Il voulait, pas il pouvait. Même si c’était aussi le cas, le verbe utilisé avait glissé des lèvres de Judd sans qu’il en prenne conscience. Imaginer Armand seul à Paris était l’un de ses cauchemars à lui. Si pour beaucoup, il émanait une forme de magie et un certain romantisme de la capitale française, pour Judd, elle était tout sauf la joie et la lumière. Elle était le souffle court et le goût métallique sur les lèvres.

- J’arrangerai mon agenda. Merci de me proposer.

Il prenait rarement ses congés alors, on lui devait bien ça. Et puis, il avait un·e collègue pour cette raison aussi et ce n’était pas en deux jours que St Patrick allait se décider à sortir de son terrier.

- Mais avant de réserver l’avion et une chambre au Hilton, est-ce que tu saurais me dire pourquoi… Pourquoi maintenant ? Objectivement, qu’est-ce que l’intrusion de ce collègue a déclenché ?

Car s’ils se rendaient à Paris, Judd avait besoin de comprendre ce que signifiait réellement ce voyage et qu’elles étaient les potentielles épreuves dont il allait être le témoin.

tw; aucun

“Je veux t’accompagner.”

Bien entendu, la nuance posée par le verbe n’échappe pas au nécromancien, qui s’attend toutefois à un possible mais. Judd fait pourtant acte d’engagement en lui disant que son agenda s’en verrait modifié et Armand ne peut s’empêcher de flatter sa flexibilité dans le silence qui accompagne son écoute. Si l’on aurait pu rêver mieux de quelques jours loin du monde et de leurs habitudes, ça ne restait pas moins une occasion d’effleurer le dépaysement. Il espérait seulement que sa moitié n’en souffrirait pas.

“Mais avant de réserver l’avion et une chambre au Hilton, est-ce que tu saurais me dire pourquoi… Pourquoi maintenant ? Objectivement, qu’est-ce que l’intrusion de ce collègue a déclenché ?”

Le terme objectivement est la clé du message, et c’est ce sur quoi se reposerait sa réponse. Au mieux. Car il allait de soi que ses ressentis étaient responsables de pareil échafaudage, jusqu’à rendre l’action de se rendre là-bas inévitable. Armand se rappelle très peu de ses rares expéditions en France, parce que Cedric avait le don pour l’emmener partout sauf à la capitale. Sans doute n’avait-elle rien de bon pour le minot qu’il était à l’époque, pas plus que cette ville ne rayonnait vraiment de quoi que ce soit. Son français, il l’avait gagné par les siens et par ces quelques voyages. Peut-être est-il encore plus tenace car Jacques en fait tout autant, encore aujourd’hui.

“Je crois avoir besoin de comprendre certaines choses. La seule façon de lire ces lignes, c’est d’aller là où tout a commencé.”

Et surtout, où tout s’est terminé.

Il n’était pas nécessaire d’en faire l’étalage. La mort et la vie s’entremêlaient comme dans une cage dans son esprit depuis toujours, vibraient encore plus dans les voix tonnantes de ces hommes et de ces femmes qui voulaient voir la tête de O’Moran tomber. Lui qui avait beaucoup sacrifié, quittant sa patrie pour en défendre une autre, s’était vu dépouillé de la seule chose qui avait un tant soit peu de valeur aux yeux du monde : sa vie.

“Cette intrusion m’a fait entendre qu’il n’y avait pas que cette… scène. Il y a d’autres choses que je dois savoir et je n’ai jamais voulu y prêter suffisamment attention.”

Sans doute était-ce une façon d’honorer sa propre loyauté vis à vis de l’ancêtre, ne le lui avouerait certainement pas en ces termes. Être en paix était le meilleur cadeau qu’il pouvait leur faire. Il osait seulement espérer que ces quelques explications suffiraient. Armand était déjà un brin soulagé de savoir Judd à ses côtés, pour le temps que cela durerait.

“Merci.” Merci de t’impliquer. D’être présent. D’honorer la décision. “J’avais besoin de te le partager rapidement.” Justification inutile. La futilité était rarement admise dans sa prose verbale, mais peu importait vraiment d’être mauvais aujourd’hui. “Excuse-moi de t’avoir dérangé de cette façon. C’était… cavalier.” Et ne pourrait certainement pas promettre que cela ne se reproduirait jamais.

- Je crois avoir besoin de comprendre certaines choses. La seule façon de lire ces lignes, c’est d’aller là où tout a commencé

Et Judd ne pouvait qu’appréhender ce qu’il signifiait par là. N’avait-il pas lui-même, chercher à comprendre pourquoi la pyromancie était tombée sur lui, lui qui ne rêvait que de nuit sans lune et de terre fraichement retournée ? Si bien entendu il savait que cette magie était un héritage de sa grand-mère paternelle, la connaissance n’avait jamais résolu ses questions. Qu’est ce que cela signifiait, finalement, d’être le seul pyromancien d’une famille de nécromanciens ? Est-ce que son aïeul avait vécu la même chose ou ses parents avaient été fait de la même roche sombre ? Son père et sa mère n’avaient pas été en capacité de lui répondre et si la raison officielle des voyages de Judd avait été une quête vers la perfection, officieusement, il reprenait le chemin de celleux qui l’avaient façonné à l’image d’un passé inconnu. Il cherchait des réponses dans chaque ville et dans chaque pays que ses parents avaient visité au cours de leur jeunesse jusqu’à sa naissance. Car au-delà de la génétique, Judd était convaincu du rôle de l’environnement dans la construction de tout être. Pourquoi le feu était revenu chez les Rivera à cet instant et pas chez son père ? Pourquoi maintenant ? Encore aujourd’hui, Judd n’avait pas toutes les réponses mais au moins n’avançait-il plus avec des suppositions.

-… Il y a d’autres choses que je dois savoir et je n’ai jamais voulu y prêter suffisamment attention.
- Je comprends.

Dit tout bas, pour ne pas gêner le moment, le pyromancien ne lâchait toujours pas les yeux bleus du Tisseur. Il espérait qu’à travers cette connexion, Armand verrait que son compagnon avait confiance et qu’il ne craignait rien pour lui. Qu’il l’accompagnerait en âme et conscience et ne l’arrêterait pas dans cette quête vers un passé qu’il haïssait pour lui. Peut-être que cet interlude lui permettrait aussi de grandir sur ses ressentis envers Jacques et les cauchemars d'Armand. Peut-être même arrêterait-il de s'imaginer fondre le pendentif malgré l'importance qu'il revêtait aux yeux du nécromancien.

- Merci. J’avais besoin de te le partager rapidement. Excuse-moi de t’avoir dérangé de cette façon. C’était… cavalier.

Après le calme relatif de sa gestuelle, un doux sourire vint illuminer sa peau d’ébène. Ce n’étaient pas les excuses d’Armand qui amenaient de la douceur là où une pointe d’inquiétude trahissait sa volonté de le rassurer. Encore moins son empressement, en se montrant ici, au Coeur du Magma alors qu’il ne s’y état jamais rendu pour le voir personnelement.

- Armand, s’il y a bien une chose que nous permet notre relation, c’est que tu te sentes à l’aise pour être cavalier. Tu ne me déranges jamais et si un jour ça arrivait, tu seras le premier au courant.

Car le mensonge ne faisait pas parti de Judd et que même si cela pouvait blesser, il savait que la vérité était plus importante que les sentiments. Peut être que cette façon de penser ne convenait pas à tout le monde mais entre eux, cela n’avait jamais posé problème. Judd ne blesserait pas Armand par sa franchise et Armand ne blesserait pas Judd par son silence. Comme une roche, il n’y avait bien que l’extérieur qui pourrait se targuer de les érafler et encore, ce n’était pas encore arriver.

- Veux-tu qu’on prenne les billets maintenant ? Pour t’éviter de blêmir face aux milles et unes pop-up qui s’ouvriront dès que tu te connecteras à Air France.

Il avait prononcé la fin dans un français piteux mais qui tirerait peut-être un semblant de sourire à sa moitié d’âme. À défaut de s’amuser à Paris, peut-être pourrait-il améliorer ses connaissances sur cette langue qu’il abhorrait autant que la capitale.

tw; aucun

Il n’y a pas l’ombre d’une complainte vis à vis de ses justifications et il ne peut que le remercier de les taire à cet instant, s’il en avait. Armand préfèrerait certainement pouvoir cueillir ses doléances une fois tout ceci terminé, lorsque d’autres éléments lui donneraient raison - bien qu’il n’y tienne pas vraiment. Tout ce qu’il souhaitait en son for intérieur était de remonter le fil invisible que tissait sa psyché jusqu’à ce point précis. Le nécromancien n’était pas aussi dépravé d’esprit pour s’imaginer que le signe était capable d’être lu dans les chiffres des coordonnées GPS de la place de la Nation. Crowley aurait été en ce sens un appui, mais préférait s’en affranchir dignement.

“Armand, s’il y a bien une chose que nous permet notre relation, c’est que tu te sentes à l’aise pour être cavalier. Tu ne me déranges jamais et si un jour ça arrivait, tu seras le premier au courant.” Face à cette maturité franche, il y a son inverse qui point sous les flancs du Tisseur. Ce n’est qu’après avoir laissé les mots s’échapper qu’il se juge enfant. “Ton temps est précieux et je n’ai pas été élevé ainsi.” Dernier bastion de décence, défense toutefois friable.

Ce n’est qu’après cela qu’il s’octroie l’interlude de douceur que lui offre Judd d’un sourire. Si l’expressivité de son vis à vis ne se déride pas vraiment, son regard lui, est somme tout à fait différent ; en écho à la chaleur qui venait s’instiller une fois encore sous le flegmatique de ses manies. Il y a pourtant là un je t’aime qu’il ne saurait dire.

“Veux-tu qu’on prenne les billets maintenant ? Pour t’éviter de blêmir face aux milles et unes pop-up qui s’ouvriront dès que tu te connecteras à Air France.”

L’effort de prononciation est relevé mais fait enfin naître un sourire fin et mutin sur le visage du sorcier. Il se permet de se rapprocher de lui, inspirant et expirant longuement pour laisser partir les derniers fragments d’abîme qui s’étaient condensées là-dessous.

“Air France.” répète t-il après lui avoir prit l’avant bras quelques instants, geste appuyé avant de le laisser libre de nouveau. Dans un français dont l’accent se rapprochait beaucoup plus de celui que l’on entendait sur le sol qu’ils allaient bientôt fouler. Titan lui aurait sans doute sifflé à l’oreille qu’il se moquait, mais le terme était bien trop outrageant pour ce qu’il ressentait vraiment. La tendresse qu’accompagnait cette correction était aisément décelable. “Les notifications Aliexpress ne sont pas en manque, je crois que je commence à m’habituer.”

Et puis, après quelques fractions de secondes en flottement, il se ressaisit, se rappelle - avec délai - sa dernière expérience en la matière, et…

“Non, tu as raison, c’est bien trop désagréable.” Lâche t-il après avoir soudé ses clairs aux prunelles du pyromancien. Il fallait bien s’admettre vaincu par les nouvelles technologies, parfois. Le mieux il y touchait, mieux il se portait. “Je règle le voyage.” Se permet t-il de laisser dès maintenant sur la table, fin connaisseur de ce que son âme sœur aurait pu se targuer de faire une fois l’application Air France entre ses doigts experts.

- Air France.

Lorsqu’Armand souriait, quelque chose s’allumait en Judd. C'était une sensation chaleureuse et agréable, comme un cocon. Et même si la moindre réaction de son partenaire faisait battre son myocarde d’une douce mélopée, un sourire était différent. Pas parce que Judd se l’imaginait plus heureux car on n’avait pas besoin de le montrer pour ressentir des émotions positives. C’était plus égoïste finalement : capter un sourire d’Armand O’Moran était rare et Judd se sentait toujours un peu privilégié quand cela arrivait. Comme si, après tout ce temps, il en avait gagner le droit. Encore et toujours, ce sentiment de devoir mériter quelque chose et surtout, une place. Jamais Judd n’avait mis des mots sur ce qui avait construit une majeure partie de sa vie et de sa personnalité. Si ses parents se doutaient certainement que leur fils, même à 50 ans passés, cherchait toujours une forme de validation de la part de deux Covens dont il était l’enfant, iels ne pouvaient s’imaginer à quel point cette recherche blessait l’âme de la Sentinelle. Car personne ne viendrait poser sur sa veste, le badge qu’il recherchait tant. Personne ne se doutait que le fier et l’indépendant Judd Rivera ne souhaitait que trouver l’équilibre à travers sa quête d’une perfection inatteignable. Si je réussis à être parfait, plus personne ne pourra me dire que je n’y ai pas ma place. L’enfant de 7 ans n’était jamais loin lorsqu’on gardait pour soi, les maux qui engendraient des naufrages.

- Air France…

Il murmura de nouveau le nom de la compagnie en français, en espérant cette fois-ci, avoir un accent plus agréable. La peau froide d’Armand laissa une douce sensation sur la sienne et Judd en profita quelques secondes, avant de reprendre pied dans la situation et… d’hausser un sourcil de surprise.

- Les notifications Aliexpress ne sont pas en manque, je crois que je commence à m’habituer.

Depuis quand Armand utilisait Aliexpress ? Et qu’est ce qu’il pouvait bien y acheter ? L’étonnement laissa place à une joyeuse curiosité, que le pyromancien se nota de ramener sur la table un autre jour : s’ils commençaient à s’aventurer dans les achats de l’un ou de l’autre, ils oublieraient d’acheter les dits-billets. Et Judd n'était pas certain de vouloir partager à sa moitié d'âme que lui s'était fait prendre dans les filets de la communication agressive de Temu.

- Non, tu as raison, c’est bien trop désagréable. Je règle le voyage.
- Mais je paye l’hôtel. Et les petits déjeuners, cela va de soit.

Sourire de connivence, alors qu’il attrapait son téléphone et ouvrait l’application. Si son historique  de voyage était aussi long que deux bras, jamais Judd y pensait un jour y ajouter “Paris”. Rien qu’à la recherche, un frisson le parcourut. À défaut de s’y sentir bien, il espérait au moins que son compagnon y trouvait quelques réponses. Pour Armand, Judd était capable d’avoir la nausée pendant deux jours d’affilés, si c’était pour lui permettre de mieux comprendre ce que toute cette histoire signifiait.

À demi assis sur le coin de bureau - son dos ne le remerciait pas -, il attendit patiemment que l’écran se recharge et que l'application leur propose des horaires.

- Lundi, à 10h15. Ça nous fait arriver à 11H05, le temps de sortir et de rejoindre le centre, on pourra déjeuner quelque part et aller à…Nation ensuite.

L’afflication dans sa voix était sincère, même trop et il se releva de quelques centimètres, pour faire taire le malaise qui retrouvait ses aises bien trop vite. Il avait accepté de l’accompagner, maintenant à lui de gérer les émotions qui trahissaient sa crainte de voir Armand partir encore un peu plus loin qu’il ne l’était déjà.

- À moins que tu préfères y être dès le matin, il y a un vol à 7h.

tw; aucun

Avoir reprit Judd sur sa prononciation, à sa façon, n’avait manifestement pas trop froissé son pyromancien. Il le répète même, enrobé de ce petit quelque chose qui rend la situation plus légère qu’elle ne le devrait. Il avait ce don de transformer les instants et de les nuancer, là où Armand n’était qu’un piètre acteur. Les seuls coups de théâtres auxquels il était soumit étaient dignes d’improvisations rocambolesques, en témoigne ce jour, ou bien… la fois où il a attendu Lucius à pas d’heure, chez lui, pour lui demander de l’emmener grignoter quelque chose à Mc… Domac ? Il ne s’en rappelle déjà plus.

“Mais je paye l’hôtel. Et les petits déjeuners, cela va de soit.”
“Entendu.”

Il n’en faut pas plus pour que sa moitié s’exécute, son smartphone entre ses doigts. A défaut de ne pas y comprendre grand chose, le nécromancien quant à lui se focalise sur d’autres détails. Feu médecin, il n’est pourtant pas avare de remarques sur le sujet, ne voulant pas s’imposer. Pourtant aujourd’hui, il laisse glisser : “Ton dos.”

Car de toute évidence, la position approximative sur le coin de bureau n’allait guère lui rendre service. Et s’il était qualifié pour le soulager, il ne pouvait plus prescrire quoi que ce soit désormais. Au moins sur le papier.

“Lundi, à 10h15. Ça nous fait arriver à 11H05, le temps de sortir et de rejoindre le centre, on pourra déjeuner quelque part et aller à…Nation ensuite.” La butée sur le mot Nation ne passe pas inaperçu. L’air se froisse. “À moins que tu préfères y être dès le matin, il y a un vol à 7h. - J’aimerais autant partir tôt, l’indice solaire sera moindre.” Ce qui lui fait soudainement penser à l’avion, qu’il n’apprécie pas. De mauvais souvenirs qu’il étouffe avec une question. “As-tu les prévisions météorologiques ?”

Pas qu’il craigne qu’en si peu de temps il y ait des perturbations, mais c’était plutôt se préparer au soleil, s’il avait décidé d’être de la partie. De quoi rappeler non moins maladroitement que le Rivera et lui étaient différents, en ce cas. Une pensée file vers Jacques, et il croit même entendre un écho contre ses tempes. Quelque chose comme Il va pleuvoir. Grand bien lui fasse, dans ce cas. Le cauchemar historique n’en sera que plus vivace.

Alors, avant même que Judd n’ait à changer d’application et dénicher la météo parisienne au lundi, O’Moran, sans avoir guetté l’écran de qui que ce soit, annonce d’ores et déjà :

“Il va pleuvoir.”

Chose qui rend son précédent argument un peu plus caduc. L’indice solaire ne sera plus vraiment un problème. Du reste, Judd pourrait vérifier ses dires, il en serait probablement surpris. Un lundi de mai pluvieux.

“Prenons le moins cher, dans ce cas. Le soleil ne sera pas là pour nous accompagner dans tous les cas.”

Paroles que l’on espère non prophétiques, et que malgré la lourdeur de l’action de se rendre à la place du Trône, il y ait une éclaircie là où on en l’attendrait peut-être pas.

- Il va pleuvoir

Armand était comme l’application météo, mais plus rapide et sans publicité indiscrète. Il avait raison, la pluie s’inviterait sur toute la journée, avec quelques orages en soirée. Quel mois de mai fabuleux ! Le temps accompagnerait son humeur maussade en France. À ça de se demander si Judd n'avait pas ennuyer un aéromancien ces derniers jours, pour se retrouver avec une telle météo... Mais au moins, le principal concerné par ce voyage serait plus à l’aise que sous un soleil de plomb, qui aurait ravi le second pendant une seconde avant de l'attrister. Toutes les lunettes de soleil du monde et les touches de violet n’y feraient rien : Judd était un pyromancien et appréciait autant la chaleur qu’un chat sur un balcon. Lui n’avait pas réellement à dissimuler sa peau aux rayons lumineux - même s'il le faisait - à la différence d’Armand dont la photosensibilité lui rappela d’emporter un tube d’écran solaire.

- Prenons le moins cher, dans ce cas. Le soleil ne sera pas là pour nous accompagner dans tous les cas.

Arquant un sourcil, il se tourna d’un quart vers son partenaire : le moins cher ? Pour qui le prenait-il ? Judd aimait voyager et appréciait le confort de la première classe, même pour 50 minutes. Il n’avait pas envie de se retrouver coincé dans le siège du milieu, entouré par le nécromancien et un inconnu, trop occupé à vérifier ses notes pour une réunion minable dans un pays minable et…

Son index appuya sur l’horaire matinal, qui n’était pas vraiment le moins cher des deux.

- J’ai des Miles. Ça payera la différence avec le moins cher. Et nous prendrons un petit déjeuner en arrivant.

Il espérait secrètement que les croissants qu’on lui vendait depuis des décennies soient à la hauteur de son imagination gustative. Continuant la réservation avec efficacité, tapotant le nom de son bien-aimé - le sien étant déjà pré-enregistré - il lui tendit le téléphone pour vérifier et payer.

- Ça fait longtemps que tu n’as pas pris l’avion ?

Bras clos contre contre son poitrail, mieux assis qu’au début de leur réservation, Judd plissa des yeux avec curiosité. Si sa mémoire lui faisait parfois défaut pour des broutilles de la vie, la Sentinelle ne se souvenait pas d’un voyage aérien du Tisseur depuis son retour - complet - à Edimbourg. Donc une bonne décennie. Mais Armand aurait pu très bien s’envoler pour un jour ou deux sans que son partenaire soit au courant : si les deux partageaient beaucoup, ils n’en avaient pas perdu leur indépendance pour autant.

- Pour savoir ce que j’emporte comme kit de survie.

Un doux rire lui échappa, empreint d’une tendresse que seul Armand pouvait recevoir. Pour lui, Judd aurait emporté toutes les boules Quies, coussin de nuque et couverture du monde entier, s’il le demandait.

tw; aucun

L’arrangement financier est plutôt rapidement expédié, contrairement à tout ce qui pouvait encore couver. Son histoire de Miles cependant ne lui est pas très familier et il n’a pas à trop forcer sur sa logique pour deviner, quelques secondes après, qu’il s’agissait d’espèces de joker-bon-d’achat. Quoiqu’il en soit, il acquiesce à sa proposition de déjeuner une fois arrivés. Le voyage ne se déroulerait que mieux, probablement. L’humain ou le sorcier n’étaient pas biologiquement faits pour voler ; à moins d’être né aéromancien.

“Ça fait longtemps que tu n’as pas pris l’avion ?”

Ses mots l’interpellent bien avant le geste qu’il a fait en amont : le regard clair du nécromancien va du visage de Judd au téléphone qu’il lui tend. Il n’était pas réellement multitâches et c’était peu dire. Il s’en saisit, remarque l’écran de paiement. Fouille machinalement dans la poche intérieure de sa veste longue.

L’œil ailleurs et l’esprit au fond de sa poche, il parvient tout de même à lui tirer une carte de sa mémoire indéfectible. Il entend encore l’enfant en bas âge pleurnicher, au rang 11.

“1998. Le 13 juillet au soir, il me semble.” Et réalise qu’il n’a pas besoin de prendre sa carte bancaire, puisqu’il connait par cœur la suite de chiffres à l’avant, comme à l’arrière. Jacques lui fait définitivement perdre la tête. “Non, je n’ai pas rencontré Zinedine Zidane. Ma cousine germaine, elle, peut-être.” C’est glissé alors qu’il compose le numéro de carte et toutes les informations nécessaires, jusqu’à la validation.

“Pour savoir ce que j’emporte comme kit de survie. - Survie ?” Le voilà enfin revenu, rien qu’un peu, au Cœur du Magma. Il a de nouveau levé les yeux dans sa direction, en lui tendant son téléphone, l’air plutôt intrigué par ce qu’il était en train de lui dire. Lisait-il réellement en lui comme un livre ouvert, ou bien… ? Diantre, aujourd'hui, il en serait presque gêné. “Judd, il y a un kit de survie dans tous les avions. Ca suffira très bien ?”

Le rire qui a accompagné les propos de son aimé auraient dû l’alerter plus tôt, mais son esprit a bien trop souvent l’habitude du premier degré. Ce qui amuse bien souvent la galerie. Beaucoup moins, peut-être, lorsque le Tisseur s’empêtre dedans d’un triste naturel : “Ce qui me laisse penser qu’il faudrait discuter testament. Un jour. Je dois modifier le mien, de toute évidence.” Déjà rédigé depuis ses quatorze ans, se gardera bien de lui dire, à moins qu'on ne lui pose directement la question.

- 1998. Le 13 juillet au soir, il me semble.

26 ans. Quant à la mention de ce Zidane, Judd la laissa de côté, ne sachant pas trop de qui il s'agissait. 26 ans, c'était long. Il eut un léger mouvement de tête, comme s’il prenait la mesure de ce nombre d’années : ça remontait à plus loin que ce qu’il s'était imaginé et peut-être que le kit de survie ne serait pas de trop, malgré ce qu'en pensait son compagnon. Les deux n’avaient jamais pris l’avion ensemble et même si le pyromancien avait du mal à s’imaginer Armand angoisser à l’idée de monter à plus de 7000 mètres d’altitude, il y avait un bon nombre de raisons de ne pas être à l’aise aussi haut. Et même aux yeux de Judd, qui appréciait prendre l’avion comme certains avaient le goût des livraisons de plats à domicile, voler n’avait rien de naturel lorsqu’on n’était pas un aéromancien. Il y avait les maux de tête, les acouphènes, le vertige en regardant par le hublot, la déshydratation et le jetlag dans certains cas. Et même si pour le prix qu’ils payaient, le confort était de rigueur, Judd était déjà tombé sur des compagnies qui ne prenaient pas la mesure de ce que signifiait une cabine en première. Certains de ses pires avis en ligne avaient été écrits suite à des voyages, pas après un repas froid !

- Il y a survie et survie. Mais tu as raison, ce n’est pas en 50 min que nous tomberons en hypothermie. Au moins, un gardait les pieds sur terre. Et ce n’était clairement pas Judd.  

- Ce qui me laisse penser qu’il faudrait discuter testament. Un jour. Je dois modifier le mien, de toute évidence.

La réservation terminée, le téléphone rendu, la Sentinelle se releva du bureau avant de s’arrêter en plein mouvement face à la remarque du Tisseur. Les yeux en diagonale vers ses chaussures, il lui fallut bien dix secondes pour retrouver l’inspiration oubliée face au mot “testament.” C’était un sujet que ses parents et lui avaient déjà évoqué, des mois auparavant. Et si la conversation avait été délicate du côté du fils, Sally et Gelder ne lui avaient pas vraiment laissé le choix. Pour elleux, le sujet était important, en tant que nécromancien·nes et surtout en tant que parents. Tout devait être parfaitement réglé avant la Clôture du Rêve même si cela signifiait accepter l’inacceptable pour celui qui sentait un pan entier de son existence lui filer entre les doigts.

Cette fois-ci, il laissa son regard dériver vers les chaussures d’Armand. Bien cirées, leur éclat était semblable à celui d’une pierre fraichement polie. Il s’y accrocha pour empêcher le malaise de prendre plus d’espace. Ce n'était pas le quartz fantôme ni le zircon qu'il gardait dans une poche de sa veste et faisait rouler entre ses doigts pour calmer son palpitant, mais cela ferait le boulot.

- Bien sûr. Un autre jour.  

Sujet clos, d'une façon peut-être un peu rustre, mais il se doutait bien qu'Armand ne chercherait pas plus loin : le nécromancien connaissait l'avis de son compagnon sur les sujets entourant la Mort, si proche de lui, et pourtant, étrangement loin de par son identité de pyromancien.
Regard relevé, doux sourire qui accentua ses rides d’expression, Judd avait presque envie d’ajouter que des deux, Armand ne serait certainement pas celui qui partirait le premier de toute façon. Et égoïstement, il espérait avoir raison sur ce sujet. 

- Survivons déjà à Paris et à ses pigeons. Et quand tu iras à Nation, si tu souhaites que je t’accompagne sur les lieux, je viendrais. Et sinon… j’irais dans un de ces petits bistrots. 

À l’attendre en s’imaginant tout un tas de scénarii possibles avec Jacques en réalisateur et Armand en protagoniste. Mais espérons que dans sa remarque, Armand n'ait retenu que son accent déplorable en évoquant ce cher bistrot.

tw; mention de décapitation

La mention de l’hypothermie est recalibrée à la discrétion de ses propres pensées, de quoi alléger un brin son appréhension sur le sujet. Armand O’Moran n’aimait pas particulièrement l’avion, aurait préféré y aller à pied, même, s’il avait été en capacité. Définitivement pas randonneur, puisque plutôt nageur, il ne se serait toutefois pas dérobé sous l’idée de traverser la Manche de cette manière. Décidément, la sainte crainte savait retourner n’importe quel esprit, même les plus entraînés.

“Bien sûr. Un autre jour.”

Les mots le sortent à peine de ses distorsions mentales, héritées du projet de voyage aérien. La seule chose qui était un tant soit peu rassurante était la durée du trajet, et surtout, la destination finale : Paris. Du reste, Armand ne s’éternise pas vraiment sur ce qu’il croit capter du fuyant qui venait de gagner le regard de sa moitié ; peut-être pour le protéger lui, pour une fois. Ce n’était, de fait, pas le bon moment pour en parler.

“Survivons déjà à Paris et à ses pigeons. Et quand tu iras à Nation, si tu souhaites que je t’accompagne sur les lieux, je viendrais. Et sinon… j’irais dans un de ces petits bistrots.”

Les détails de son expression, froissée dans une extrême douceur, lui sont doux au cœur. L’accent déshonorant le terme bistrot rendrait presque taquin le Tisseur, qui s’est pourtant rendu là dans un empressement anormal, quoique légitime à son propre établi psychique. “Bistrots.” le corrige t-il avec tendresse, incapable de s’en défaire, émince encore un peu la distance qui les sépare.

“Ces pigeons sont de loin les moins dangereux de la ville.” Fut un temps, l’on a tranché des têtes pour une mie de pain trop chère. Loin de lui l’idée de creuser l’appréhension de Judd face à ce caprice d’y aller. Son besoin de cadre et de vérité pourrait bien le feindre, il n’en était pourtant rien. “Les bistrots sont devenus affreusement chers, parait-il.” Une pause. “Je sais que l’argent est le cadet de tes soucis. Mais la qualité n’est pas assurée, ce qui me laisse penser qu’il serait bon que tu restes à mes côtés.”

Suggestion qui pourrait avoir l’air directive, s’il n’y avait pas mit les formes non verbales, avec ce regard qui continuait de lui demander consentement.

“Je te demande pardon, pour aujourd’hui. Je n’y ai pas vraiment mit les formes, j’admets.” C’est arrivé comme un cheveu sur la soupe, il faut bien dire, avec une voix bien moins audible, mais cristalline. Un geste pour replacer ses lunettes fumées, rondes, sur son nez, accompagne ses mots. Signe d’un départ imminent, mais pas sans accord. “Si tu as le temps pour déjeuner, l’heure venue…”

A cela, il n’y avait que la promesse de se retrouver.

C’est bien la seule chose que Jacques ne pourrait lui ôter.