Histoire
1994 — 1999Ce n’est qu’après une grossesse particulièrement difficile, et un accouchement dans la douleur, que Huideok Carter put enfin serrer son troisième enfant contre son sein maternel ; sa venue était aussi inattendue qu’indésirable car, bien qu’étant dans un mariage heureux et déjà mère de deux petites filles, elle ne souhaitait pas d’un bambin en plus car son époux, quoiqu’attentionné, était fort occupé avec son emploi de professeur de musique à l’Académie pour sorciers. Elle regardait ce petit être si fragile, aux doigts si fins, aux pieds si blancs, aux yeux sommeillants et à la bouche rosée en se demandant pourquoi elle ne ressentait pas l’étincelle d’amour qui avait accompagné les naissances de ses filles… Ce fut encore pire lorsque, dans le berceau, ce ne fut point une créature volante que l’on découvrit mais la silhouette d’un chat : assurément, cet enfant n’avait rien en commun avec eux. Mais les deux aînées s’émerveillaient de ce petit frère, et Josef ne cachait pas sa joie d’accueillir, enfin, un fils sous son toit : malgré ses absences, il profitait de chaque instant passé en compagnie de ses enfants, ne faisant aucune différence entre eux.
Huideok, elle, privilégiait toujours ses filles : et pour cause, elle ne supportait aucun de ses cris, ne cherchant jamais à l’avoir dans ses bras, oubliait parfois de le nourrir ou et de le changer, avait l’odeur de sa peau en horreur, et n’acceptait point qu’on relate la ressemblance — pourtant évidente, entre eux : insidieusement, sans même s’en rendre compte, elle se mit à le détester, à songer qu’il était de trop, et qu’il n’aurait jamais dû naître.
1999 — 2013D'un père absent, il ne restait qu'une bête immonde qui trônait dans le salon, comme une ombre malfaisante éclairant le vide laissé derrière lui. Le monstre de touches noires et blanches faisait un vacarme assourdissant, si bien que les murs de la maison pouvaient trembler sous sa colère. Sílas n'était encore qu'un enfant, âgé d’à peine cinq ans, mais il avait compris bien assez tôt que l'immense piano qui encombrait le passage était aussi bien à haïr qu'à chérir. Parfois, sa mère donnait un grand coup sur le couvercle en maugréant quelques insultes étouffées entre ses lèvres peintes en rouge, et plus souvent encore, elle passait sa délicate main aux doigts vernis sur le clavier en murmurant le manque que son coeur taisait. Sa mère ne jouait pas souvent du piano, elle. Les rares fois où elle avait daigné s'asseoir sur le banc, il s'était allongé à coté d'elle, à même le sol pour ressentir chaque vibration qu'il imaginait être la respiration de son père, la suppliant de jouer un autre morceau, encore et encore. Quand elle jouait, elle souriait. Et quand la musique s'arrêtait, immobile, elle pleurait. Le silence retombait comme un corbillard mortuaire qui ne cesserait jamais de défiler dans le salon. Sur les étagères, le portrait du défaut les observait avec une plasticité perplexe ; il souriait sur certaines photos, un bras autour de sa femme et son fils cadet sur ses genoux, entouré de ses filles un peu plus grandes. Sur d'autres, il posait fièrement devant l'engin de musique devenu instrument de torture pour ceux qui restent.
« Papa est parti au ciel. » C'est le discours qu'on tient devant les enfants pour leur épargner la terrible réalité de la vie : elle est éphémère, incertaine. On peut se dissoudre en un rien de temps et finir quelque part dans un monde idéalisé par les vivants pour se consoler et se rassurer sur leur propre sort. Son père avait tué dans un accident de voiture et, sans qu’il ne sache pourquoi, sa mère avait accusé les non-sorciers d’en être responsables. Sílas n'avait pas compris pourquoi on lui disait que son père était au ciel alors qu'il avait vu son cercueil descendre sous terre, mais il n'avait pas osé poser la question à sa mère, pas même à ses soeurs. Ni à quiconque d'ailleurs.
Ses soeurs étant à l’Académie, il ne lui restait que sa mère. Femme froide et hautaine, vivant pour le paraître, elle fut l'épouse d'un homme reconnu comme pianiste émérite dans le monde des humains, mais aussi par les sorciers car professeur de musique à l’Académie ; une fierté sans nom pour la veuve. Mais après sa mort, le défunt n'est devenu qu'une image terne sur une affiche oubliée, qu’un nom dans les archives de l’Académie.
En grandissant, il avait pris l'habitude de ne pas avoir de père. C'est assez surprenant la façon dont on peut s'accommoder d'une absence qui pèse autant. On ne peut pas dire qu'il en souffrait, car ce n'était pas une douleur constante qui épuisait son corps de tourments incessants, mais durant son adolescence, il aurait eu besoin d'avoir un père à qui parler. Poser les questions qu'un adolescent se pose, sur lui-même, sur les autres, sur les filles, les garçons, le monde des sorciers, celui des humains, ses capacités qui se développaient et qu’il ne comprenait pas tellement, puisque sa mère ne partage pas les mêmes dons, mais aussi le monde en général, et même à propos de l'avenir… Huideok avait failli à cette tâche, ne lui offrant point d’oreille attentive ni de main câline, et encore moins un rôle de mentor pour les sujets sorciers. Il faut dire que des trois enfants qu’elle avait engendré, Sílas fut le plus pénible : prenant un malin plaisir à ouvrir la clôture pour libérer le chien des voisins, ou encore à grimper aux arbres pour lancer des projectiles sur les passants, il était gravement désobéissant, d’une nature insolente et rebelle, n’ayant aucun goût pour les bonnes manières et faisant preuve d’un cynisme qui n’épargnait personne, il fut ainsi un benjamin aussi effronté qu’intenable.
C’est à l’Académie qu’il avait fini par trouver un foyer digne de ce nom : là-bas, on lui avait expliqué comment s’entraîner à développer les capacités qu’il possédait, et il avait trouvé des camarades partageant ses centres d’intérêts, sans se sentir indésirable ou mal-jugé. L’élève grandement dissipé, voire perturbateur et insolent, avait considérablement changé au cours de sa première année de secondaire, en 2005 : il avait découvert le piano, et la bête, en lui, avait été apprivoisée.
Missy, officiant à la place de Josef Carter depuis son décès, lui appris tout d’abord le solfège, la rythmique et les bases gestuelles pour le piano, bien que cela déplaisait grandement à Huideok, qui supportait mal que son fils marche dans les traces de son père ; à ses yeux, il en était tout bonnement indigne. Mais il n’écoutait que Missy, qui fut une aide conséquente pour développer son oreille absolue : mains souples, comme une voûte,
l’image de la pomme lui soufflait-elle en appuyant sur chaque syllabe, le dos droit et les avant-bras à la bonne hauteur. Cette sévérité dans les mouvements est devenue, avec le temps, une position que son corps reconnaissait comme un instinct. Et alors qu’il s’impliquait dans l’apprentissage de cette pratique musicale, il en fit de même pour les autres matières : le piano l’avait métamorphosé. À la fin de son cycle d’étude, en 2013, il fut diplômé : la fierté s’était lue sur le visage de ses aînées mais pas sur celui de sa mère, qui avait seulement relevé le fait que ses notes lui avaient permis de réussir de justesse, et qu’il aurait pu faire mieux.
2013 — 2019Huit ans après avoir commencé la pratique du piano, il n'avait plus besoin de dicter l'ordre à son cerveau pour que sa main prenne le galbe. C’était comme une programmation orchestrée, innée, comme s'il était venu au monde pour valser entre les touches opposées. Son corps était devenu l'instrument du piano, ses mains étaient les messagères de ses émotions dissimulées, ses yeux étaient la traduction d'une mémoire qui ne voulait pas s'éteindre. Une mémoire, un nom, que Sílas s’évertuait à faire vivre, encore et encore, pour que jamais, le nom de son père ne ternisse.
Admis au Royal Conservatoire of Scotland situé à Glasgow, contre l’avis de sa mère puisque celle-ci méprisait ouvertement le monde des non-sorciers, les jugeant inférieurs, Sílas avait entrepris de se consacrer pleinement à la musique et à l’oeuvre inachevée de son père. Il vivait pour et à travers son piano, et aurait pu passer des heures, des journées entières même, enfermé dans la salle avec le professeur, à reprendre en boucle les mêmes morceaux, jusqu’à connaitre la moindre note sur le bout des doigts, pour qu'aucune erreur ne subsiste. Véritablement amoureux de poésie, de théâtre et d'opéra, il n’était pas rare de le trouver dans un coin, le nez enfoui dans son calepin, en train de composer une partition secrète. Il rêvait de mélodies enchanteresses, de voix légères et criantes, d'une reconnaissance éternelle, et en même temps, d'une liberté insouciante…
Mais la liberté était illusoire. À partir de 2015, il se fit un nom, sûrement aidé par le chemin tracé avant lui par son père ainsi que par son don d’oreille absolue : on ventait aisément son talent et sa mélodie, glanant qu’il était le digne héritier de son prédécesseur. Il ne devait pas les décevoir, il ne devait pas
le décevoir. Cette terrible perspective l’oppressait à tel point que l’angoisse fit bien vite de remplacer le plaisir, noircissant cette échappatoire qui devint, peu à peu, une geôle cruelle. Il entendait les mots de sa mère avant de s’installer à son piano devant une foule de personnes venues l’écouter et, alors, bien vite, trop vite, en 2017, il dut trouver une nouvelle échappatoire…
2019Flashback : Tribunal d’Edibmourg, 25 novembre 2021« Monsieur Carter, le tribunal correctionnel vous a condamné à effectuer une peine de un an et six mois d'emprisonnement pour consommation de stupéfiants et mise en danger d'autrui ; vous arrivez au terme de votre peine. Vous êtes désormais sous contrôle judiciaire et vous serez, chaque semaine, soumis à des tests de dépistages durant une période indéterminée. Si l'un d'eux s'avère être positif, vous retournerez en prison pour une durée de vingt-quatre mois sans possibilité de remise de peine. Me suis-je bien fait comprendre ? » Du haut de son bureau élégant perché sur une estrade entourée de longues tables en bois massif et de chaises en acajou, le procureur l’observe d'un oeil méprisant tout en tenant son dossier entre ses doigts fripés. Les toxicos ne cessent de défiler dans sa salle d'audience et à force, il en a perdu patience. Il ne cesse de répéter inlassablement les mêmes choses aux cadavres ambulants qui se trament devant lui, les bras lézardés de traces de piqûres et les yeux hagards. Certains ne ressemblent même plus à l'idée qu'on se fait des humains, ils n'ont plus de dent ou ont les cheveux qui prennent la fuite sous les agressions de la méthamphétamine. Et le camé enveloppé d'un uniforme pénitencier assis face à lui ne déroge pas tellement à cette règle : d’une pâleur qui virait au gris, ses cernes apparaissent encore mieux que ses yeux enfoncés dans ses paupières auréolées d'hématomes. Il a les joues creuses, presque saillantes, et sa bouche est ébréchée à plusieurs endroits, donnant l'impression d'avoir été tenaillée à l'aide d'un scalpel.
Le fameux camé ne répond pas, d'ailleurs. Il ne semble même pas être là. Il a le dos tassé sur sa chaise, ses mains enchainées sont posées sur la table face à lui et ses yeux vitreux observent quelque chose qui ne bouge pas entre la position de ses doigts et le vide qui le sépare du pupitre en bois. Perdant patience, le magistrat agacé se saisit de son petit maillet en bois de chêne et le frappe frénétiquement contre la surface de son bureau pour interpeller le condamné qui s’est évanoui quelque part dans une galaxie, on ne sait même pas laquelle.
« Monsieur Carter, avez-vous compris ce que je viens de vous dire ? » assomme-t-il de sa voix pressante. Le dénommé papillonne rapidement des cils en donnant l'air de s'éveiller d'un trop long coma ; ses doigts remuent légèrement, il aimerait pouvoir utiliser ses capacités pour faire valser tout ceux qui se trouvent autour de lui mais, bien trop faible, il sait qu’il n’y arrivera pas. Sa bouche pâteuse active alors sa langue et il redresse lentement son visage vers la source de ce bruit agressif qui lui a arraché un tremblement inexplicable. Le marteau a cessé de tambouriner contre la table mais il a l'horrible sensation de l'entendre encore résonner dans son crâne martelé par les gifles. Fronçant vaguement ses sourcils, il se hisse sur ses jambes sur l'ordre de son avocat tout en dissimulant maladroitement une grimace d'affliction intense.
C’est tout bonnement insupportable. Il a l'impression que son squelette se scinde en deux. L'intérieur de son corps claque sous le moindre mouvement comme s'il était une marionnette mal assemblée. Son buste doit cacher une côte cassée car même respirer est devenu une épreuve douloureuse. Ainsi incapable de se tenir droit à cause de cette blessure qui n’a pas été soignée par le personnel pénitencier malgré ses multiples supplications, il est légèrement courbé et donne même l'impression d'être bossu. Son corps entier est recouvert d'ecchymoses et de mutilations en tout genre, mais personne ne semble réellement s’en soucier, pas même l’homme censé représenter la justice en face de lui.
« Oui, votre Honneur. » répond-t-il de sa voix étouffée par le supplice de son torse en mille morceaux.
2021 — 2022En prison, sa mère n’était pas venue le voir une seule fois : il faut dire qu’elle avait été occupée à organiser le mariage de sa deuxième fille ainsi que suivre sa grossesse, Bryden ayant flairé le bon partie en la présence de Scott Hartlings, avocat richissime et bien connu dans tout le pays, sorcier émérite qui lorgnait un pied en politique. Sílas s’en était accommodé, seul, dans son étroite cellule poussiéreuse infestée par les cafards, préférant se dire que cela devait être trop douloureux pour elle de voir son unique fils dans une telle situation mais, la réalité, il la connaissait fort bien et ne souhaitait tout simplement pas se l’avouer ; il lui faisait honte. Comme toujours.
Bryden n’était pas venue non plus mais Caleigh, elle, n’avait raté aucun parloir ; elle ne l’avait jamais véritablement accablé pour ses addictions mais, sitôt qu’il avait mis le pied dehors, elle le conduisit en cure de désintox. Le centre était situé à Glasgow et promettait d’accomplir un véritable miracle pour
guérir la dépendance ; un centre pour lequel elle épargnait depuis de longs mois déjà, et qui engloutit toutes ses économies. Mais, venant tout juste de retrouver un semblant de liberté, Sílas avait très mal vécu d’être aussitôt envoyé dans une ‘’prison médicalisée’’, sans pouvoir effleurer cette indépendance tant attendue ; malgré sa fureur, Caleigh n’avait point cédé à ses revendications et l’avait conduit au centre sans lui laisser la possibilité de s’enfuir, en lui rappelant qu’elle était la dernière personne à se soucier de lui et que, s’il ne voulait pas retourner en prison, il ferait mieux de l’écouter. Les mots de vérité avaient été douloureux, certes, mais l’avait au moins convaincu de rejoindre le programme, non sans en souffrir : en prison, il avait toujours réussi à se procurer de quoi apaiser le manque mais, l’arrêt brutal de toutes les substances — excepté la cigarette, l’avait plongé dans une douleur physique et mentale atroce, une douleur qu’il ne pensait jamais connaître, si bien que ses pouvoirs se manifestèrent souvent sans qu’il ne s’en rende vraiment compte, allant de la fenêtre — pourtant verrouillée, qui s’ouvre sans que personne ne la touche, ou les objets qui changent de place, glissant de leur position pour tomber au sol tandis qu’il se tord de douleur ; heureusement, pas assez de témoins pour que le récit en soit attesté.
C’était si étrange, d’être sobre. D’être
clean comme disaient les psychologues du centre. La formulation le faisait rire, car on utilise généralement ce mot pour quelque chose de
propre ou de
neuf : lui, n’était ni l’un ni l’autre, se considérant plutôt en lambeaux, un cuir élimé dont on tentait de recoudre les bords pour donner l’illusion. Mais, surtout, il était sans défense face au flot de souvenirs et de sensations qui venaient l’assaillir, face à ses pensées, face à ses douleurs, face à ses tourments. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas vécu avec lui-même pour seule compagnie, et ne savait pas encore s’il s’appréciait ou non :
maman a peut-être raison, se murmurait-il tout bas.
2022Déclaré
clean, on le laisse sortir au début de l’année 2022, après deux mois de cure : mais on le mit en garde, les tentations allaient être partout, alors il se devait d’être prudent. Au début, il s’épiait et se surveillait constamment : il avait l’impression d’être une bête en charge d’une autre bête. Celle de son esprit qui, faible, céderait volontiers à l’appel des sirènes dont le chant est redoutable, contre celle qui voulait s’en sortir, qui ne voulait plus être l’esclave des aiguilles qui, distillant un poison dans ses veines, endormaient miraculeusement toutes les souffrances qu’il tentait de faire taire lorsqu’il était sobre. Il fallait se représenter l’esprit d’un ancien-camé comme un quartier mal-famé : personne n’a envie d’y aller, personne n’a envie de s’y aventurer seul, et encore moins de s’y promener à la nuit tombée.
Mais, soutenu par Caleigh, il fit de son mieux pour reprendre sa vie en mains : sa carrière de pianiste étant trop salement entachée par ses déboires, il fut contraint de renoncer à ses rêves, incapable d’affronter le regard de ceux qui avaient tant cru en lui par le passé. Alors, écumant des petits boulots dans le monde des humains, il entreprit de lentement reprendre un quotidien ayant un semblant de normalité, tout en renouant peu à peu avec son héritage sorcier, notamment en essayant d’apprivoiser les capacités qu’il avait trop longtemps délaissé, notamment la télékinésie. Mais la tentation était toujours là, et chaque fois que son ventre se creusait sous le manque, il ressentait le souffle d’une explosion dans un coin de sa tête et une douloureuse angoisse parcourir son corps, glaçant jusqu’à l’essence même de ses os… Comment allait-il pouvoir tenir le coup ? Il avait l’impression de poursuivre une course qu’il savait perdue d’avance.
Mais, malgré l’incertitude de la réussite, il avait poursuivi la cadence, enchaînant les petits boulots dans les bars et restaurants non-sorciers, donnant même quelques cours de piano à des enfants dont les parents voulaient s’en débarrasser quelques heures le samedi après-midi, si bien qu’il parvient à louer son propre logement à Old Town. Sa mère et sa plus jeune soeur n’ayant pas daigné faire le déplacement dans son modeste appartement, c’est avec Caleigh qu’il a célébré cette grande victoire, ainsi que tout le temps passé en étant sobre : vraisemblablement, la brune était persuadée que le pire était derrière lui, qu’il avait vaincu ses démons et qu’il ne pourrait qu’aller mieux mais, lui savait, au fond, qu’il mentait à tout le monde, surtout à lui-même.
2023Caleigh lui avait forcé la main, dans une tentative illusoire de
ressouder la famille comme elle le disait si bien, et il avait donc renoué avec sa mère et même avec Bryden, bien que l’écart entre les deux s’était davantage creusé avec les années, et qu’il était désormais impossible de réellement se comprendre tant ils vivaient dans deux mondes totalement différents. D’ailleurs, Huideok ne comprenait pas pourquoi son fils s’évertuait à vivre parmi les non-sorciers, et chaque fois qu’ils se croisaient étaient l’occasion parfaite de le rappeler à l’ordre : s’il ne pouvait faire sa fierté, au moins pourrait-il cesser de l’embarrasser… Alors, inconsciemment, dans l’espoir vain de plaire un tant soit peu à sa mère, il se mit à se rapprocher du monde qu’il avait quitté depuis longtemps, trop longtemps peut-être. Ce fut sur la recommandation de son ami Aydan qu’il se fit embaucher comme serveur au Friday 13th, un bar appartenant au frère de ce dernier ; il pensait que cette nouvelle ferait au moins plaisir à sa mère mais, bien loin de considérer qu’il avait fait un quelconque effort en se rapprochant du monde des sorciers, elle s’était contentée d’hausser les épaules en soupirant : il tenait le simple rôle de serveur et il espérait qu’elle l’acclame ?
Rien de ce qu’il faisait ou disait n’était suffisant pour calmer les ressentis de Huideok à son égard, aussi, il eut finalement assez d’endurer les réflexions qui ne cessaient de pleuvoir chaque fois qu’il osait se mouvoir à proximité d’elle, et il se mit à vivre, enfin, selon ce que lui désirait vraiment, provoquant ainsi la fureur de celle qui lui avait jadis donné la vie. Mais, cette fois, il n’allait pas s’écraser comme il le faisait d’habitude, cette fois, il allait lui répondre et lui dire combien elle lui avait fait du mal durant toutes ces années, combien il avait essayé de lui plaire, combien il avait mille fois tenter de se rapprocher d’elle et de gagner son amour, sans jamais y parvenir. Loin de s’en émouvoir, ou même de reconnaître ses erreurs, Huideok avait fulminé de rage en avouant l’odieuse vérité, qu’elle taisait depuis bien trop longtemps : elle ne l’avait jamais désiré, et encore moins aimé. Il était, selon ses dires, une erreur qui n’aurait jamais dû voir le jour, et elle avait regretté sa venue au monde chaque jour depuis sa naissance.
Il n’avait pas su quoi répondre, la douleur venant le percuter de plein fouet, heurtée en plein coeur par les mots qu’il venait d’entendre et qui s’imprimait dans ses pensées, profondément dans sa chair, comme la marque indélébile d’une souffrance qui ne pourra jamais totalement guérir. Ce jour-là, alors que son monde était en train de s’effondrer, qu’il comprenait enfin que jamais il ne pourrait obtenir l’amour tant désiré, de violentes rafales de vent avaient ravagé le salon de la demeure familiale, sans qu’il ne puisse se contrôler. La douleur, la colère, la rage… Tout se mélangeait en un seul, l’aveuglant et le rendant sourd. Puis, sans un mot de plus pour celle qui était davantage une génitrice qu’une mère, il avait disparu.
Si son coeur était vide, sa tête, elle, était lourde. Lourde de pensées, de questions, d’incertitudes… Les tortueuses images de son enfance défilaient derrière le voile de ses paupières closes, sans qu’il ne puisse les chasser de son esprit. Elles étaient bruyantes, ces images. Bruyantes, encombrantes et douloureuses, au point de l'empêcher de dormir et de se concentrer. Mais depuis le temps que le sommeil le fuyait, il avait presque l'habitude.
C’est ainsi qu’il avait replongé, sans véritablement le vouloir, presque, sans même le savoir, simplement poussé par la détresse du vide qui hurlait en lui et qu’il fallait à tout prix anesthésier. Ce ne fut pas bien difficile de trouver un fournisseur car, dans l’entourage de Cat, quelqu’un prit en charge de lui donner ce dont il avait tant besoin, non sans passer sous silence la provenance de la came échangée à l’abri des regards et, de toute façon, il ne se questionnait pas.
Il était dans un monde de cendres et ne s’en extirpait que rarement, ne se préoccupant guère des questions et des tensions secouant le monde magique ; les questions de se révéler ou non ne le concernent pas, puisque son avis ne compte pas, et qu’il n’est pas assez impliqué dans son Coven pour prendre part aux questionnements et positionnement. Pour l’heure, tout du moins.
Chaque fois que la douleur devenait trop intense, le voile de ses paupières se refermaient sur l'image vague d'un souvenir impérissable, les couleurs se confondaient sous ses yeux et devenaient une tornade extatique qu'il avait bien du mal à contrôler. Des formes apparaissaient, se mouvaient, son esprit était envahi par un mirage coloré et agité qui secouaient son coeur de battements immoraux. Déstructuré, son cerveau était incapable de faire front face à l'attaque des molécules. Lézardés de petits hématomes, ses bras nus tremblotaient et étaient les témoins de piqûres régulières, les auréolées bleutées et violettes s’entassant sur sa peau laiteuse comme les sévices d'une torture volontaire dont il était dépendant. Que dirait sa mère, si elle savait que son fils était la proie d'une addiction destructrice ? Que dirait-elle, de le voir ainsi, monstrueusement amorphe, allongé sur le canapé de son salon comme si son corps meurtri n'était désormais qu'une enveloppe vide ? Au mal qu’elle lui a fait, elle n’y pense pas et ne s’en formaliserait guère. C'est sa propre douleur qu'il veut faire taire. Un instant, au moins. Même une seconde, même un infime moment de répit, dans le capharnaüm de ses pensées qui le condamnaient sans cesse.
Qu’est-ce qui peut lui arriver de pire, maintenant ?
Il vaut peut-être mieux ne pas le savoir…
⨳ ARBRE GÉNÉALOGIQUE DE LA FAMILLE CARTER- Spoiler:
Rafael Carter
︎ ♡ Moira Carter
︎ (née Wilcox)
↳ Josef Carter
︎ ♡ Huideok Carter (née Na)
↳ Caleigh Josefine Carter
↳ Un enfant placé à l’adoption après sa naissance
↳ Bryden Josefine Sterling (née Carter) ♡ Diego Sterling
↳ Sierra Sterling (2 ans)
↳ Swann Sterling (2 ans)
↳ Sįlas Josef Carter
- Légende :
︎ = décédé.e
♡ : couple marié
⨳ RÉSUMÉ DE LA CHRONOLOGIE PAR DATES- Spoiler:
⨳ 1985 : Mariage entre Josef Carter et Na Huideok à Edimbourg.
⨳ 1987 : Naissance de Caleigh Josefine Carter à Edimbourg.
⨳ 1991 : Naissance de Bryden Josefine Carter à Edimbourg.
⨳ 1994 : Naissance de Silas Josef Carter à Edimbourg.
⨳ 1999 : Décès de Josef Carter, tué dans un accident de voiture par des non-sorciers.
⨳ 2000 : Entrée de Silas à l’Académie ; il n’est pas fan du concept et le fait savoir, étant un enfant particulièrement difficile à gérer (1er Septembre — 6 ans).
⨳ 2005 : Fin de la primaire, les profs sont heureux de se débarrasser de lui pour quelques semaines (1er Juillet — 10 ans).
⨳ 2005 : Début du secondaire, l’enfant terrible le retour (1er Septembre — 11 ans) + rejoint le club de musique cette année-là.
⨳ 2009 : Fin du secondaire, l’enfant terrible s’est assagi (15 Juin — 14 ans) —> examen final réussi.
⨳ 2009 : Début du tertiaire (1er Septembre — 15 ans).
⨳ 2013 : Fin du tertiaire (20 juin — 18 ans) —> diplômé.
⨳ 2013 : Il quitte le monde sorcier pour celui des humains, avec son admission au Conservatoire de Glasgow pour une formation de deux ans (19 ans).
⨳ 2015-2019 : Une notoriété grandissante grâce à son talent et son potentiel indéniables, il enchaîne les représentations dans le pays et dans les pays « voisins », mais l’envie d’être toujours à son potentiel le fait basculer dans les stupéfiants au cours de l’année 2017 (21-25 ans).
⨳ 2019 : Condamnation judiciaire, séjour en prison (26 ans).
⨳ 2021 : Sortie de prison vers la fin de l’année ; sa carrière est brisée, il le sait. Sous contrôle judiciaire, il arrive à se sortir de la drogue grâce à une cure de désintox et le soutien de Caleigh (27 ans).
⨳ 2022 : Il tente de reprendre sa vie en mains aux côtés de sa soeur mais l’équilibre est précaire, pour preuve : il enchaîne les petits boulots sans jamais les garder très longtemps (28 ans).
⨳ 2023 : Au début de l’année, une dispute éclate entre Sílas et sa mère, qui lui révèle qu’il est un accident et qu’elle aurait aimé qu’il ne vienne jamais au monde + il est embauché par Alaois Ó Fearghail comme serveur. Il replonge dans la drogue peu de temps après la dispute avec sa mère mais renvoie l’illusion que tout va bien : pour preuve, même sa soeur ne se doute de rien (29 ans).