[Terminé] I follow the light we just want to party ft. Armand

Le téléphone est glissé à nouveau dans la poche intérieure de sa veste, l'écho grondant du Caligo crevant le silence qu'a laissé fleurir Armand après cet appel. "Non mais tu te rends compte ? A son âge ? Être au poste ?" L'homme se lève lentement du sol sur lequel il se trouvait, plongé dans l'obscurité la plus totale. "Et tu vas y aller ? Tu as intérêt à lui montrer qui est l'adulte responsable, et qu'il va bien se tenir les prochaines fois, tu peux me croire !" Le nécromancien fait mine de ne pas l'entendre, ne le regarde même pas, laissant son familier s'époumoner dans ce vide abyssal. "Armand, tu m'écoutes ?!"

Tant d'années à étudier pour être le plus juste et stoïque qui soit, et être ainsi accompagné d'un être qui n'a guère plus de tolérance qu'un rapiat. S'il l'aime comme on aimerait une part de soi, Armand ne comprend pas qu'il s'exulte autant, et qui plus est sur des tragicomédies de jeunes, qui plus est. C'est vrai que Titan n'a jamais eu vraiment à se plaindre des écarts de son sorcier, parce que ce dernier était bien trop habité depuis le départ, habité par quelque chose de trop mature, de trop ancien, de trop triste à la fois. Si bien que les personnes plus ou moins sous la responsabilité d'Armand étaient les meilleures cibles pour laisser ses émotions le traverser.

"Tu ne vas pas y aller à pied, quand même ?" S'offense le papillon de nuit. Après cinq bonnes minutes, c'est enfin le moment tant attendu d'une œillade. "Tu penses que j'allais y aller en volant, peut-être ? - Non, mais peut-être en roulant ?" Solliciter un taxi à cette heure aussi tardive, pour ce genre de raisons ? Très peu pour lui. De plus, pour forcer au secret de ce qui justifie ce déplacement, ce serait beaucoup plus difficile. Les gens parlent, vous savez. Et ça ne date ni d'hier ni même d'aujourd'hui.

Le soupir de Titan l'accompagne alors qu'il s'aventure en dehors de la maison.

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Le poste de police est tout aussi fringant de jour que de nuit, et s'il n'est pas connu comme le loup blanc (on ne se trouve pas à l'hôpital), il a suivi bon nombre de patients, dont certains policiers. Peut-être qu'on l'appellerait encore docteur aujourd'hui, alors que cela fait déjà quelques petites années qu'il n'officie plus.

"Tssk, je refuse de voir ça !" Titan se pose sur le toit d'une voiture balisée à l'arrêt, laissant le Tisseur frayer son chemin jusqu'aux néons aveuglants qui éclairent l'intérieur du poste. Bien entendu, plus porté sur Lucius que sur lui-même, Armand en avait oublié de s'armer de ses défenses premières : ses lunettes fumées.

Il salue le réceptionniste, qui lui montre la direction du bureau de l'officière en charge de mater Jager junior. Deux coups contre la porte et voilà Lucius coincé entre quatre paire d'yeux plutôt qu'une. "Bonsoir. - Monsieur O'Moran ? - Lui-même. - J'ai besoin d'une signature ici et tout sera en ordre." Elle profite de cet instant ricoré à gratter sur du papier blanc (Dieu qu'il souffre) pour remettre de la confiture sur ce qui avait déjà été abordé, appuyant sur le fait que la prochaine fois serait moins clémente que cette fois-ci. Armand ne part guère dans le jeu de l'oncle inquiet, ni même inquisiteur. En réalité, c'est à peine s'il a regardé l'un ou l'autre depuis qu'il est arrivé, l'air tout sauf investi d'une âme. Sans doute que cela serait différent une fois l'environnement à nouveau plus indulgent pour ses rétines.

Armand n'a même pas la sensation d'avoir besoin d'appeler Lucius à se lever et à le suivre, lui emboîte donc le pas, referme la porte derrière eux. Il prend cependant la peine de marcher à sa hauteur, de quoi lui montrer qu'il est présent.

Après quelques pas à l'extérieur, Armand dépose sans aucun tact :

"C'était stupide."

S'il pourrait s'agir d'un jugement de valeurs, l'on s'entendra pourtant qu'il s'agit d'un témoignage factuel. Le nécromancien ôte sa veste et la tend à Lucius, qui a la tremblote comme jamais.

"Tu te réchaufferas à la maison. Il y a de quoi t'habiller aussi." Le sweat et les jeans qu'il a laissé là-bas la dernière fois, comme une promesse de revenir les chercher. Seulement, ce n'était pas franchement prophétisé qu'une pareille situation allait le justifier. "En attendant, enfile ça. Tu vas finir par te frigorifier avant d'arriver."

Une fois le choix fait, O'Moran s'allume une cigarette, en propose une à Lucius, se mettant en marche. Titan débarque, tout grommelant, virevoltant au dessus de leur tête, à deux doigts de faire couler son venin sur le dernier arrivé - mais se retient. Pour son sorcier, il faudrait bien.

Comme le nécromancien s'en doutait, Lucius se confond en excuses. Le poisson prit dans le courant qui le dépasse, comme à son habitude ; quitte à suivre un mouvement qui lui ferait gagner un seul tribut, le regret. Il sait toutefois que ce genre de choses s'évaporeront aussi vite que l'alcool dans le sang du gamin. Jusqu'à preuve du contraire il n'avait blessé personne, ni même tué. La seule chose d'à peu près esquintée est l'enfant qui souhaite être irréprochable aux yeux de ses parents. Tout en ayant le souhait de pouvoir se détacher de ce joug, comme en témoigne la période de l'adolescence que traverse Lucius actuellement. Si d'anciennes coutumes obligeaient les enfants à devenir adultes plus tôt que ça encore, c'était au prix d'une innocence avortée. Trop tôt. L'innocence est le début et la fin de tout, l'on naît dépendant et l'on meurt ainsi également. Malgré les jugements, toute étape est bonne à prendre, si peu qu'elle serve de leçon pour l'esprit comme pour l'âme.

"L'année prochaine, je passe mon permis. Comme ça t'auras pas à marcher en pleine nuit..." Est-ce que tong-qui-couine est déçu de faire le chemin à pied, ou était-il déjà en train de songer à une façon de lui rendre le service qu'il venait de lui rendre ? "Marcher ne me dérange pas." Encore moins en pleine nuit, sa magie pouvant lui permettre d'aller même un brin plus vite s'il le souhaitait. Armand ne souhaite pas qu'il se sente redevable de quoi que ce soit : qu'il commence par travailler sur sa façon d'être et de penser dans un premier temps, afin qu'il le fasse pour lui-même, et pas au travers des autres. Ainsi il ne serait pas aussi facilement influencé que ce soir-là.  

"J'enverrai un message à ma mère en arrivant, pour dire que je suis chez toi quand même. Je lui dirais que je suis parti de la soirée, finalement... Comme ça, c'est pas totalement un mensonge non ? - Un mensonge ? Bien sûr que c'est un complet mensonge !" Titan est bien incapable de se retenir, cette fois-là, et Armand n'est guère là pour le reprendre. Sans doute que cela blessera Lucius mais, parfois, il faut laisser faire ces choses-là. "Tu lui diras que tu es tombé dans l'eau aussi ?" Question plutôt rhétorique sur le moment, car il y a peu de chances qu'avec le taux d'humidité local et l'heure avancée, ses vêtements soient secs le lendemain matin.

Armand garde sa cigarette un peu plus longtemps quant à lui. Quand Lucius revient à sa hauteur après avoir jeté son mégot, une question tout à fait innocente (et pertinente) s'extirpe d'entre ses lèvres.

"T'as déjà été jeune un jour, Tio ?"

Qu'est-ce qu'être jeune ? Les grands modernistes diront que tout se construit par la psyché et s'entretient par les habitudes de vie. Lui, pourtant, ne sait pas répondre à cette question de manière personnelle, appliquée à sa propre chair. C'est la raison pour laquelle le silence s'installe naturellement après cette question. Il tire sur sa cylindrée, qu'il sera bientôt plus capable de tenir entre ses doigts. Si collectionner des cartes Pokémon et s'assoir par terre plutôt que sur une chaise sont des preuves de jeunesse, alors il l'est probablement, mais... ce n'est guère de cette façon-là que son esprit aborde la chose, sur le moment.

"Hm. Je ne pense pas.", lui confie t-il le plus simplement du monde. "J'aurais bien aimé l'être." Peut-être. Comme pour en faire une prière morte dans l'œuf, il termine sa cigarette et va la jeter à son tour dans un endroit approprié, une fois une poubelle dressée sur leur chemin. Quoiqu'il en soit, le message est subliminal : il n'est guère le mieux placé pour juger de ses fautes, lui-même n'en ayant pas vraiment fait de cet acabit à son âge. Les seuls écarts, peut-être, étaient d'ordre intellectuelles. Armand a effectivement tenté de pousser sa propre magie, sa propre pratique dans des retranchements qu'il ne saurait rendre dicible. Personne ne l'y avait forcé, et personne ne lui a demandé non plus de se questionner si profondément sur ce qui était déjà établi, voire, régi.

Toutes ces recherches ont de toute façon été brûlées, laissées à la seule discrétion de sa mémoire.

"Je ne dirais rien à tes parents."

Il est vrai qu'il ne lui avait rien dit à ce sujet, si bien qu'il paraissait utile de le notifier désormais. Titan en frémit. "Et Titan non plus." Le concerné va s'accrocher sur l'épaule du nécromancien, rongeant son frein face à ce regain d'autorité émanant de son sorcier. La tête lui tourne un peu moins, maintenant qu'il a pu se réhabituer à sa tendre obscurité. "Je ne pourrais pas te promettre qu'avec ces mêmes circonstances, cela se reproduira." Comme une invitation à se responsabiliser, d'une part, mais aussi à faire fi des desideratas parentaux, une fois le moment venu pour lui de marcher seul. Sans tongs, de préférence.

"Ce serait bien de pouvoir remonter le temps, tu pourrais être jeune comme ça." La remarque lui fait froncer les sourcils, gobant toutes ses pensées d'un coup. Raison pour laquelle Armand n'y répond pas à vrai dire, ressentant à la fois l'immaturité de l'esprit d'à côté (qui l'effleure d'une tendresse certaine, avouons-le) mais aussi la conviction saine qu'une pareille envie serait se prendre pour un Dieu qu'ils ne sont pas. Ce cycle éternel et évident, il est si cher à son cœur et à son esprit mystique que, ce genre de souhaits abracadabrants lui fait mal rien qu'à se l'imaginer envisageable. Ce serait, selon lui, comme cracher sur tout ce qu'il admire et respecte à la fois. Aussi Armand préfère t-il mourir en n'ayant jamais été jeune, plutôt que de pervertir le sacro-saint cycle de la vie et de la mort.

Le silence qu'il laisse pondre est propice aux effusions de réflexions de Lucius, comme de son côté. C'est d'autant plus vrai lorsque le jeunot se met à dire, en pleine marche-qui-couine : "J'ai eu une idée."

One fear. Quel genre d'idées a-t-il pu donc voir germer dans son esprit, après pareille soirée, après avoir été cueilli au poste de police ? Il espérait qu'au moins, ce soit quelque chose qui ne ressemblerait pas à ce genre d'erreurs, et Armand allait être bien servi il faut dire. "A la prochaine soirée, tu viendras avec moi. C'est une bonne idée non ? Comme ça, tu pourras être jeune et je ne serais pas tenté de faire un autre truc stupide." Il lui demande donc de faire la police, le parent, ou quelque chose de cet acabit, en s'insérant dans un groupe qui a un certain nombre de décennies en moins que lui. Intéressant cheminement de pensée, mais pas très motivant au demeurant. "Je t'expliquerais au fur et à mesure les histoires de tout le monde pour ne pas que tu sois perdu." Un soupçon de sourire commence à faire son chemin sur les traits du nécromancien, à la fois peiné de son manque de maturité, mais tout à fait amusé par ce que cela peut donner. L'empathie qui lui inhérente est là, il n'y a pas de lézard ; et c'est d'autant plus vrai qu'il l'apprécie, le gamin de Mark. Sinon n'aurait-il pas été aller le chercher, pour commencer. "C'est une riche idée." Non, c'en est pas une, mais voilà son tio en train de tester le premier et second degré chez tong-qui-couine, ne serait-ce que pour affûter son esprit en retour, s'il s'avisait de croire qu'il l'était au premier.

"Mais tu as déjà du en croiser quelques uns. Au moins les vagabonds. Je suppose que comme les médecins, tu n'as pas vraiment le droit de raconter ce qu'il s'est passé quand on est venu te voir pour connaître sa destinée ?" Ils sont bien à la moitié du chemin, et une question tout à fait pertinente germe, bien qu'elle soit lâchée après toute une tirade qui était tout à fait lunaire. "Pourquoi irais-je en parler ?" Et à qui ? Armand ne sait pas où veut en venir Lucius, sur le moment, les multiples probabilités lui saignant l'esprit à vif, pour changer. "En tout cas, la mienne n'était pas de finir dans tes soirées." admet-il avec un tact tout à fait inexistant, pour le coup - c'est parfois incisif lorsque cela sort d'entre ses lèvres, et il n'y peut pas grand chose, Armand. "Je pense que tu t'apercevras par toi-même que c'est une très mauvaise idée. C'est à toi de te responsabiliser, Lucius. Et puisque l'on parle de quelqu'un qui s'est mordu les doigts après avoir été entraîné par les autres, le nécromancien ajoute à juste titre. Penser par soi-même, cela s'apprend."

Il blessera sûrement l'enfant qu'il est toujours un peu, en lui exprimant ce genre de choses ; mais il était plutôt partisan de ce genre de scénario plutôt que de lui faire miroiter des choses qu'il n'aura jamais. Remarquez, c'est un peu ce que l'industrie des cartes pokémon fait à O'Moran : lui faire miroiter la possibilité de pouvoir récupérer un shiny, et le concerné se noie dans l'illusion comme jamais. Raison pour laquelle il est préférable que d'autres, dans des situations toutes autres, ne finissent pas dans ces fanges-là.

"Tu as faim ?" demande t-il, étrangement plus terre à terre, alors qu'ils se rapprochent du quartier d'arrivée. "Soif ?" un œil de biais pour vérifier qu'il ne s'est pas trop vexé de ses précédents propos, sait-on jamais. Au mieux, la perspective de se restaurer le rendrait un peu plus jouasse.

"Un café chaud en arrivant, ce sera bien. Un Yaourt aussi peut-être, je sais pas, une tartine ?"

A ses mots, il opine du chef en ne lui précisant aucunement si l'un ou l'autre était présent dans son antre à vieilles pierres. Le fait est qu'il y en a bel et bien, Titan se gardant lui aussi de communiquer sur la question, encore trop vexé du comportement de son sorcier. Il n'y a d'ailleurs pas plus susceptible que le Caligo, ce dernier rimant avec ego. Il ne faut pas bien plus que quelques foulées, sur trois minutes, pour pouvoir atteindre la modeste maison qui fait son foyer. Sentant tong-qui-couine s'arrêter en guise d'attente dans son dos, il déverrouille la porte et se laisse passer en premier avant d'allumer la lumière tamisée à l'entrée ; ne pouvait décemment pas s'offrir le loisir de plus de torture.

Une fois à l'intérieur, Lucius file par automatisme dans la cuisine tandis que le nécromancien referme derrière eux, oubliant d'y tourner plusieurs fois la clé (et force est de constater que jamais rien ne lui est arrivé depuis toutes ces années, vestige de manies qu'il avait déjà en Irlande petit). Force est de constater que le pire pourrait arriver, Armand serait prêt à l'accueillir. Et avoir eu à récupérer Lucius au commissariat n'était guère à considérer comme étant le pire sur toute cette belle liste de probabilités. "Tu prends du café aussi ou pas ? Je sais qu'il est tard, ou trop tôt. Mais j'te promets que je vais pas rester debout jusqu'aux aurores à t'embêter, ça m'empêcheras pas de dormir." Entend t-il alors qu'il s'aventure dans le salon, lui répondant de là où il se trouve sur le moment. "Oui," la réponse est concise et claire, l'invitant à remplir deux mugs plutôt qu'un. Titan profite de la petite distance entre les deux sorciers pour pouvoir aller murmurer à l'oreille du Tisseur tout un tas de doléances qui concernaient toujours la même chose. Le mot irresponsable répété plusieurs fois, tandis qu'Armand, après l'avoir laissé s'épancher, lui cède en retour. "Titan." qui lui somme tout simplement de se taire, au moins tant que Lucius soit encore éveillé. Il n'avait guère plus besoin de remontrances, l'observation ayant suffi à remarquer qu'il se sentait mal à l'aise face à cette situation dans laquelle l'adolescent s'était embarqué.

Pendant que le plus jeune s'affaire à faire le café, Armand quant à lui disparait dans la maison avec le pas silencieux qu'on lui connait, et qui l'est bien souvent trop pour le commun des mortels. Suspendu au fil de sa pensée, il s'en est allé chercher les vêtements secs qu'avait laissé là Lucius il y a des semaines, récupérant une couverture en plus. Revenant à la cuisine, c'est probablement en le surprenant dans son dos que l'aîné lui dit : "Je t'ai ramené de quoi te changer. Et te couvrir pour la nuit." Armand aurait pu se motiver à refaire un feu dans le poêle à bois du séjour, mais ce dernier était mort peu après son départ pour le commissariat et, étrangement, rien en lui ne souhaitait vraiment le voir ressuscité. "Si tu veux te prendre une douche chaude avant d'aller dormir, fais-le." Qu'il ajoute en s'extirpant à nouveau de la cuisine pour pouvoir lui déposer son tribut sur le canapé. "As-tu trouvé tout ce que tu voulais ?" s'enquit-il quand même, sans savoir si l'imagination de l'oniromancien était allée jusqu'à s'imaginer que ses biscuits préférés allaient se cacher dans les placards d'un nécromancien désabusé.

Armand récupère la tasse de café que lui cède son neveu, en échange de ces quelques fringues qu'il s'empresse finalement d'enfiler, a minima le hoodie. Le feu étant mort et pas vraiment prêt à être ravivé pour ce soir, voire la nuit, ce geste était pour le moins cohérent, voire nécessaire. La boisson chaude irait probablement lui réchauffer un peu plus que le gosier, et à cette pensée, son tío souffle un peu sur la surface du sombre qui pèse au creux de son contenant. Le silence, qui plus est naturel en ce qui concerne le nécromancien, n'est pas crevé par les mots du plus jeune, qui semble s'être perdu dans un tourbillon de pensées ; à en voir la façon dont il fixait son propre mug. L'aîné ne s'est pas assit, lui, s'étant seulement rapproché du mur pour pouvoir s'y reposer un peu, l'esprit vagabondant lui aussi quelques instants par habitude. A quelle heure allait-il bien pouvoir dormir lui-même ? Il ne sait pas, il ne sait jamais vraiment ; les nuits étant paradoxalement les plus instables de ses amies.

Il y a bien le bruit de l'emballage du yaourt qui le ramène à l'instant présent, auquel s'ajoute plutôt promptement une réflexion du gamin.

"Tu m'as avoué n'avoir jamais été jeune. Mais est-ce que tu as déjà été amoureux de quelqu'un ?"

Devrait-il lui annoncer que l'amour n'est pas ce qu'on entend ou voit dans les fictions sorcières comme humaines, devait-il lui avouer qu'il était plus ardu de trouver un sens là où il n'y en avait pas ? La chose était tellement complexe en elle-même qu'Armand aurait pu partir sur trois sujets simultanés à la fois, ce qui justifie aussi de son temps de réponse, qui a toujours tardé pour ces mêmes raisons, globalement.

"C'est quelque chose qui te tracasse ?"

S'il ne prêtait pas vraiment d'attention aux bruits de couloirs colportés par les parents du concerné, il osait tout de même espérer qu'il était un tant soit peu guidé dans ses questionnements. La jeunesse avait beau avoir un train d'avance pour penser le monde différemment, elle n'en restait pas moins vulnérable pendant de longues années avant de pouvoir vraiment faire ses armes et forger à elle seule un nouvel avenir. Cela n'exemptait pas les aînés à les protéger, à leur façon, le temps qu'ils puissent marcher seuls.

"L'amour, c'est un concept qui change selon chacun."

Concept qui lui échappe probablement déjà à ce jour. L'amour, c'est s'embrasser ? L'amour, c'est se tenir la main ? L'amour, c'est partager des moments plus intimes ? L'amour, c'est se supporter ? L'amour, c'est se marier ? L'amour, c'est trop de choses qui sont écrites quelque part, tout le monde le lit chez les autres mais jamais chez soi. Armand est de ces personnes qui n'ont pas été intéressées par ça pendant longtemps, il n'a d'ailleurs jamais su identifier de quel type d'amour il s'agissait, lorsqu'il croisait le regard ambré de Judd.

"J'ai aimé, oui. Mais pour toi, être amoureux, qu'est-ce que ça signifie ?"

C'était finalement le plus important et, peut-être un jour, il le remercierait de le lui avoir dit.

Sans grande surprise, c'est pour s'épancher lui et ses doutes, que la question avait été posée dans un premier temps à son aîné. Armand n'a pas plus d'intérêt pour ses propres émois qu'il a de toute façon suffisamment de temps pour méditer sur la question lors de ses nuits volées. C'est probablement la raison pour laquelle il n'est pas prompt à se livrer sur des sujets qui l'incombent personnellement, son individualité étant elle-même sujet à débat ; ne serait-ce que par la seule présence de cet ancêtre englué à son âme depuis toujours. C'est désintéressé qu'il se fait au mieux guide, au pire point d'écoute pour les nécessiteux et, il faut bien l'admettre, Lucius est une étoile qui a de son importance dans sa propre constellation. Il était de toute évidence difficile de se confier à ses propres parents, Armand l'ayant lui-même fait qu'à de rares occasions ; sauf peut-être pour échanger sur une vision du monde, de l'esprit et du cosmos, pour y trouver sa propre place. Feu son paternel avait été particulièrement à l'écoute à ce sujet, voire loquace, et il n'avait de cesse aujourd'hui de l'en remercier car, s'il fallait le dire en d'autres termes, il avait été son meilleur ami pour toute une vie, en attendant la prochaine.

"Mes copains, ils arrivent à sortir avec des filles. Moi je leur parle, je suis gentil avec elles, mais... Elles en choisissent toujours un autre. C'est peut-être parce que je suis plus à l'Acadmie et qu'elles préfèrent avoir leur copain avec elles ?... C'est ce que je me dis. Mais ça me tracasse un peu, je sais pas ce que je fais de travers Tio."

Il l'écoute avec attention, l'œil haut l'observant éventrer son yaourt sans grand engouement. Souffre t-il de la comparaison avec ses pairs, ou souffre t-il seulement d'un amour rêvé ? Il est de ces situations où Armand ne se retrouve pas, et ne se retrouverait probablement jamais, au vu de son bel âge : l'homme a toujours été plus intéressé par le savoir que par l'amour, jusqu'à ce que ce second s'invite de lui-même. L'amour est aussi étrange qu'il est partout là où l'on pose le regard, mais le nécromancien sait que la jeunesse de Lucius fait tendre ses réflexions vers autre chose que ça. Et ce n'est pas grave, pour sûr. Pour en avoir vu d'autres, le O'Moran est persuadé que c'est le temps qui permettra de le délivrer de ces tracas, car ils sont inhérents à un début de vie, à la frontière entre l'adulte et l'amour de soi.

"Comment est-ce que je peux savoir ce que c'est l'amour, si j'essayes pas ? C'est pas quelque chose d'inné comme respirer... Du coup, j'ai pas de réponse à ta question. Je ne sais pas comment le définir... Peut être... Je sais pas, une brune, c'est déjà un début ? En général c'est plutôt elles que je trouve jolies. Mais ça c'est genre... Une préférence, plus qu'un sentiment."

La réflexion sur la brune défroisse doucement les traits du Tisseur, le fond de ses trop clairs, bien que perpétuellement lointains, se teintant d'une douceur amusée. Ce que ne voit pas Lucius, l'air blasé, à fixer le mur en goûtant une nouvelle bouchée du yaourt.

"C'est encore quelque chose que je comprendrais plus tard ? — Il faut parfois toute une vie pour comprendre certaines choses." A commencer par la vie elle-même, tristement. Il y a tant de personnes vieillissantes, parfois sur leur lit de mort, qui continuent d'y songer. La vie est apprentissage, à un rythme qui est propre à chacun. Tout son mystère est son intérêt. C'est précisément pour cela qu'Armand est aussi dévoué, et touché à l'âme par ce cycle qui tient du miracle. C'est pour cette raison qu'il a tenté de comprendre la vie dans son aspect le plus tangible, scientifique, tout en appréhendant son côté mystique, divin. Tu ne fais rien de travers ; chaque chose vient à point à qui sait attendre. Il ne veut pas l'assaillir de sa sagesse qui, pour beaucoup, étaient imbuvables. Se contenter d'être là, présent pour lui, était sans doute la chose qu'il se devait de faire ; et il n'avait guère à forcer.

"Est-ce que tu penses en avoir vraiment besoin aujourd'hui ?"

Son tio s'essaie à lui faire réfléchir lui-même sur la question, n'étant guère plus armé pour lui fournir ses propres clés ; car elles sont précisément différentes pour tous et toutes. Avait-il vraiment besoin de trouver quelqu'un à aimer dans l'instant T, ou seulement d'essayer, comme il le clamait si bien ? A moins que...

"Ou bien est-ce le décalage avec tes amis qui te travaille davantage ?"

Il est aussi possible qu'il n'ait pas réponse à cela tout de suite, mais cela lui permettrait peut-être de digérer et de voir germer plus tard un résultat tout à fait satisfaisant pour l'âme. Femme ou homme d'ailleurs, l'amour n'a pas de limites à ce niveau-là, mais Armand ne s'aventurerait pas à le lui céder, à moins qu'un jour ne vienne où la douleur d'être ce qu'il est en émane.

"Tu as raison, ça doit être la comparaison avec les autres gars qui m'ennuie."

Sa phrase a le goût d'abdication, chose dont il ne pourrait pas vraiment le blâmer. Les repas servis et les plus courants dans cette catégorie, pour les jeunes générations, étaient malheureusement fait de ça aussi. Tu comprendras plus tard, ce qui, pour qui l'entendrait, n'importe quelle génération confondue, saurait froisser l'ego en plus de frustrer l'esprit. Lucius avait des envies de compréhension, d'encore, qui finiraient bien par être sustentées, tôt ou tard ; mais pour l'heure, se savoir manquer encore de plumes pour voler convenablement était, à l'observer, une plaie.

"Je pense bientôt rejoindre ton canapé. Il ne faut pas que je tarde trop, si je veux pouvoir rentrer demain matin comme prévu à l'heure chez mes parents... J'irais prendre le bus pour rentrer à Leith."

A ses mots, le nécromancien opine du chef, avalant son café comme s'il s'agissait d'un petit lait, quelque peu assuré de ne pas dormir avant quelques heures de son côté. Sans doute que l'aube pointerait, qu'il entendrait la porte claquer en réalisant qu'il s'était perdu dans les lignes d'un livre dans lequel il s'était plongé âme découverte.

"Comme d'habitude, si tu n'es pas réveillé je claque la porte en partant ? — Oui." il y a dans son oui un merci entremêlé à un s'il te plait tout à fait serein, mot déposé au même titre qu'une paume sur le sommet du crâne de Lucius en passant près de lui, avant qu'il ne se lève. Peut-être même qu'il veut dire repose-toi, ou encore je suis là si tu dors mal ; Armand récupère l'autre tasse vide une fois qu'elle en a le statut, les nettoie et les met à sécher, dans un silence qui n'a pas à être discuté. Le secret de ce qui l'a amené à aller le chercher au poste sera gardé pour les mois, années à venir, comme il le lui aura été promit.