[Terminé] We're all so different ft. Lorenzo

Merde. J’aurais dû rester couché aujourd’hui. C’est ce que je me répète depuis que j’ai mis un pied hors de mon dortoir, en particulier lorsque mon regard croise celui de mon frère dans l’immense hall qui sert de réfectoire à l’Académie pendant le petit-déjeuner. Cette haine qu’il me voue depuis quelques années, ce mépris que je lui donne en retour, cette crainte mutuelle que l’autre finisse par attaquer en premier…ah, je hais toujours autant sa petite gueule. Encore plus depuis cet été, où après l’avoir royalement ignoré durant l’année scolaire - chose rendue relativement possible vu notre écart d’âge et l’agencement de l’Académie - j’ai pu constater à quel point il avait grandi. Vraiment TROP grandi à mon goût. A quatorze ans, Ichabod me dépasse déjà d’une tête, et j’ai bien peur que ça ne fasse que s’empirer. Comment asseoir mon autorité si mon propre petit frère est plus grand que moi ?

Mais ces pensées parasites ne devraient pas me gêner pendant trop longtemps. D’humeur maussade, c’est entouré de mes sbires - deux frères issus d’une famille bien moins prestigieuse que la mienne, mais qui espère sûrement se placer en politique par notre alliance - que je me suis rendu à mes cours du jour. L’uniforme impeccablement ajusté, mes cheveux d’un blond presque platine retenus en un petit chignon malgré quelques mèches rebelles, je conserve un petit sourire satisfait en constatant que beaucoup s’écartent sur notre passage tandis que certains autres nous rejoignent dans cette procession. Elle me remonte le moral, cette petite cour à mes pieds. Je me sens important, au-dessus des règles et des lois, comme un Karlsson devrait l’être. Si Ichabod semble opter pour une humilité qui n’a rien à faire dans notre famille, je sais qu’Aurelius aurait pensé la même chose que moi. Nous ne sommes tout simplement pas pareils. Tous ces enfants, adolescents et jeunes adultes devront courber l’échine devant notre nom une fois la vie réelle rejointe, alors pourquoi ne pas les y habituer maintenant ?

Aurelius. Penser à lui me fait toujours aussi mal, malgré les années qui commencent à défiler depuis son décès. Mon coeur se serre alors que son visage s’impose dans mon esprit. Pas celui qu’il portait lorsque nous étions encore ensemble, non…celui à la peau pâle, recouvert d’un tube en plastique, les yeux définitivement clos qui ne s’ouvriront plus jamais. Je porte une main à mon visage, les doigts contre les lèvres. J’ai envie de vomir.

“Karlsson ? Ca va pas ?”

La voix d’Albert me rappelle à l’ordre et je reprends immédiatement conscience d’où je suis, et surtout avec qui. Les regards sont insistants, comme une armée de requins près à me sauter à la gorge si j’exprime la moindre faiblesse. J’affiche alors une grimace, cherche un prétexte et en trouve rapidement un en la personne d’un gamin non loin. Son uniforme à lui semble de seconde main, il est mal fringué, mal coiffé, et fait donc une victime parfaite. Je le désigne mollement de la main, le visage toujours déformé par une grimace de dégoût.

“C’est l’odeur. Ca vient de par là. C’est dingue comme ils laissent vraiment entrer n’importe qui, ici…”

La diversion est efficace, tant pour eux que pour moi. Le pauvre gamin est pris pour cible par des railleries, si bien que j’en oublie mon malaise précédent. Seul Albert continue à me regarder d’un air suspicieux, que j’ignore royalement. L’honneur est sauf ; c’est tout ce qui importe.

C’est un cours de sciences qui entame cette dernière journée avant le week-end. Je ne m’en fais pas pour ces leçons ; le côté scientifique de l’Académie ne me pose aucun problème, je suis même particulièrement bon en la matière. C’est déjà beaucoup plus logique que la littérature, ou pire : la religion ou la morale. Ca pour le coup, ce sont des domaines qui me laissent confus sur le bord du chemin, même si je m’efforce de tout apprendre par coeur pour compenser une compréhension aléatoire des sujets. Les sciences au moins, ce n’est pas à l’appréciation de la personne. La réponse est toujours objective, et ne changera pas en fonction de qui la donne.

“Je vous avais déjà parlé la semaine dernière du projet commun que nous allons avoir, eh bien c’est le moment de commencer ! Vous allez travailler en équipe de deux sur l’un des aspects du projet.”

Ah. Je déteste travailler avec qui que ce soit, les autres sont bien trop idiots pour comprendre la moitié des consignes. Soupirant donc d’exaspération, je m’avachis sur ma chaise en croisant les bras, tandis que mon regard scanne la salle à la recherche d’une potentielle alliance fructueuse. Hmm…Albert se plierait sûrement en quatre pour être dans mon groupe, ça remonterait sa moyenne. Mais alors qu’un brouhaha se fait entendre, le professeur lâche une véritable bombe.

“J’ai déjà fait les groupes, je n’ai pas envie d’entendre vos petits dramas. Je donne d’abord tous les noms, et une fois que tout le monde a son groupe, vous pourrez vous rassembler.”

Mon visage pâle se colore petit à petit d’un rouge colérique sur les pommettes. Nous imposer des groupes ? Et puis quoi encore ! Je vais encore me retrouver avec l’idiot du village, et ça va être un calvaire à tenir ! Ma mâchoire se crispe, mes poings se serrent tandis que j’entends un à un les noms de mes alliés. Et puis…

“Karlsson et Hyde.”
“PARDON ?”

L’exclamation m’a échappée. Redressé d’un coup sur ma chaise, je fusille l’adulte du regard avant de le détourner vers mon binôme qui lui aussi a droit à un véritable assassinat des yeux. Je grimace en le dévisageant, et lorsqu’enfin nous avons le droit de bouger, mes prunelles d’un bleu profond n’ont pas bougé de ce visage ingrat. Certes, j’aurais pu tomber sur bien pire ; Hyde est plutôt bon élève, si j’en crois mes informations. Mais c’est un botanomancien, la pire de toutes les magies, celle des drogués et des simples d’esprit. Sans compter que lui et moi…nous n’avons strictement rien en commun.

Puisque je refuse de me déplacer, c’est à lui de bouger. Le voyant donc approcher, je reprends une attitude insolente, les bras croisés sur ma poitrine.

“Ne compte pas sur moi pour faire ton travail à ta place, Hyde. Je bosse en solo, si t’es incapable de suivre le rythme, je ne te noterai pas en co-participant sur le projet. T’auras qu’à faire ton truc dans ton coin.”

L'âge ingrat, personne n'y échapperas. Ni même Lorenzo ou qui que ce soit. Installé au fond de la classe à jouer avec son nouveau piercing à la lèvre qu'il a obtenu lors des vacances de noël, l'adolescent aux cheveux noirs mi longs écoute attentivement les directives du professeur de science et vie de la terre. En le regardant come ça, avec sa mèche qui lui prend la moitié du visage on pourrait croire que le fils Hyde n'est pas le plus studieux des garçons de son âge. Et pourtant, il travaille dur. Maman est institutrice en primaire, elle ne le pardonnerait pas s'il n'avait pas de bons résultats. Il doit aussi montrer l'exemple à Diana, sa cadette qui termine de son côté le cycle primaire. On pourrait croire que la pression le pèse. Et en un sens, oui. Parce qu'à seize ans, comme tous les garçons de son âge, il préfèrerait dormir jusqu'à pas d'heure. Trainer en pyjama toute la journée en jouant aux jeux vidéos ou en s'abrutissant devant la télé. Il aimerait être hors de cet internat, pour pouvoir sortir le soir. Rejoindre des soirées gothiques et des concerts qu'il obeserve de loin, depuis l'Académie en soupirant. Jouant avec son stylo bille en regardant ses ongles vernis de noir, Lorenzo soupire encore une fois en reprenant son gribouillage pour s'occuper. Cette année encore, il manqueras le Wave-Gotik-Treffen en Allemagne. Parce qu'il y a l'école en mai. Mais un jour, il iras et ce jour-là sera le plus beau jour de sa vie. Patience. Il y aura d'autres éditions, c'est ce qu'il se répète sans cesse pour s'efforcer de patienter. Comme tous les adolescents, Lorenzo idéalise la vie d'adulte. En cet instant il ne se doute pas qu'à 20 ans, lorsqu'il sera enfin libre comme il l'imagine, il préfèreras se concentrer sur son concours d'entrée en médecine.

Travail de groupe. Tous les adolescents lèvent les yeux au ciel, certains râlent, d'autres soupirent longuement. Personne n'aime travailler en équipe. Tout le monde espère que le professeur les laisseras choisir... Mais non, les groupes sont faits. Puisque la sentence tomberas, tous espèrent donc tomber avec leurs amis. Quitte à devoir se taper un devoir en binôme, autant faire en sorte que ce soit avec quelqu'un que l'on apprécie. Hyde et Karlsson. Grimaçant en entendant le nom de l'autre, Lorenzo rassemble ses affaires de manière rapide et un brin désorganisée. Calle son stylo noir entre ses dents même, incapable de trouver une solution plus adéquate pour rejoindre la table quelques rangs devant.

Quel agréable personne. Souriant en posant son stylo, Lorenzo a l'air d'être constipé plutôt qu'heureux de se retrouver en binôme avec le Karlsson. Il ne l'apprécie pas, ce type qui se pense au dessus de tout le monde parce que sa famille est importante. Fort heureusement, il n'a jamais cherché à l'embêter lui. Ou pire, sa sœur. Merci à Giulietta son familier qui est assez effrayant et s'est révélée très douée pour harceler moralement le salopard de la promotion. Se faire suivre pas un casoar, se retourner pour constater qu'on a été suivi par un vélociraptor des temps modernes ça dissuade.

« C'est toi qui sera pénalisé si tu décide de travailler tout seul dans ton coin. Parce que tu n'auras pas respecté les consignes. Ca ferait tâche sur ton dossier scolaire, tu ne crois pas ?... »

Fouillant dans son classeur pour en sortir le polycopié résumant les étapes du devoir, Lorenzo le parcours rapidement des yeux :

« Impact de la pollution lumineuse sur les rythmes circadiens des organismes nocturnes. Analyse des mouvements des plaques tectoniques et leurs conséquences sur les séismes et les tsunamis. Effets de l'urbanisation sur la qualité de l'eau et des habitats aquatiques. »

Aucun des trois thèmes ne l'inspire. Soupirant longuement encore une fois, le botanomancien hausse les épaules :

« Peut-être les plaques tectoniques ? Ou est-ce qu'il y a autre chose t'inspire plus dans les thèmes proposés ? »

Il me cherche, ce type à l’allure immonde qui devrait être renvoyé sur le champ pour ce qu’il ose porter. Mais ses paroles font mouche : évidemment que je serais pénalisé, n’ayant pas suivi les consignes - quand bien même celles-ci me paraissent honteuses. Pourquoi nous forcer à travailler en groupe ? Et surtout…pourquoi sélectionner les groupes à l’avance, sans que nous n’ayons notre mot à dire ? Je grimace sans répondre, et détourne mon regard de son visage pour le poser sur ses affaires qu’il a lâchée sur mon bureau bien rangé. Oh, j’aurais pu tomber sur pire, dans mon malheur ; mais par principe, je ne suis pas ravi d’avoir un pseudo hippie dans les pattes, aussi beau gosse puisse-t-il être. Car les botanomanciens sont tous des idiots qui fument beaucoup trop l’herbe qui pousse dans leur jardin, n’est-ce pas ?

Les bras croisés, je l’écoute énoncer des sujets que je n’ai pas pris le temps d’étudier, avec cet imprévu soudain. Des histoires d’animaux et de plantes, hein ? J’ai du mal à ne pas juste lever les yeux au ciel devant des histoires aussi barbantes. Cependant l’un des sujets est déjà plus inspirant, pour ne pas dire carrément intéressant : de la géologie. Je hausse donc un sourcil et me redresse, montrant mon intérêt pour ce sujet-là.

“La géologie me semble bien plus intéressante que les deux autres. Nous partons sur ça.”

Il n’a pas vraiment voix au chapitre, mon acolyte imposé, mais de toute façon il ne semblait pas avoir d’idée sur ce sujet. Je prends donc les rênes d’un ton autoritaire, et commence à ouvrir nos bouquins à la page correspondante. Je les connais déjà par coeur, si bien que sans même regarder dans l’index, je trouve immédiatement la double page qui m’intéresse. Hmm…les informations ne survolent que la surface du sujet, il va falloir que j’écume la bibliothèque jusqu’à en rassembler suffisamment.

“Les gens comme vous doivent les ressentir, les mouvements de la terre…non ? A moins que vous ne soyez trop occupés à fumer ou prendre le thé…”

Une nouvelle pique de ma part, moi qui déteste particulièrement les gens de ce coven. Ce n’est pas de la discrimination, simplement un constat : ils ne sont pas suffisamment sérieux, toujours dans leur délire mystique et bien trop perdu dans la nature elle-même pour comprendre la moitié des dynamiques qui les entourent. Ce n’est pas pour rien que leurs représentants ne sont jamais en lice pour devenir présidents, hmm…contrairement à nous autres aéromanciens, qui mettons tout en oeuvre pour nous élever politiquement et spirituellement en même temps.

Le sujet de géologie semblant plaire à son binôme imposé, Lorenzo hoche simplement la tête. Au moins, ils n'auront pas à se disputer sur ce point et c'est un bon début. Le Botanomancien regarde le fils Karlsson-Malfoy ouvrir son livre à la bonne page, sur le dit chapitre de géologie qu'ils ont abordé en classe cette année. Haussant un sourcil avant de poser son menton dans son coude, Lorenzo lui adresse un regard de jugement certain à la réflexion :

« Je ne fume pas. »

ça ne l'a jamais réellement attiré. Il n'aime pas l'odeur, que ce soit celle des cigarettes ou d'autre chose d'ailleurs. ça lui donne même rapidement mal au crâne quand quelqu'un fume des herbes aromatiques, lui préfère le thym et le romarin dans les plats, le basilic, la coriandre et tutti quanti.

« Et pour le thé, je ne bois pas non plus le thé spécial de mon coven. ça ne m'intéresse pas ces choses-là. C'est d'ailleurs un énorme préjugé que tu as, tu devrais t'ouvrir et te rendre compte que nous ne sommes pas tous des clichés de nos covens respectifs. Apprendre à connaître les gens avant d'assumer des choses sur eux. »

Pourtant, Lorenzo sait bien qu'il y a toujours un fond de vérité dans les clichés et les préjugés de chacun. C'est humain de se juger les uns les autres mais lui le fait rarement sans preuves. A moins qu'il ne soit vraiment de mauvaise humeur, ce qui lui arrive assez souvent en réalité.

« J'aurais bien dis que tu pètes plus haut que ton cul comme tous les aéromanciens mais... Oh, wait. C'est le cas en fait. La seule différence, dans mon jugement vis à vis du tien, c'est que toi tout le monde te connaît. »

Et on s'en passerait bien. Prenant le temps de lever les bras pour s'étirer, le botanomancien sait qu'il peut se permettre ce genre de réflexions vis à vis de l'autre. Qu'il ne chercheras pas à s'en prendre à lui par vengeance, trop effrayé de ce que Giulietta le Casoar pourrait lui faire s'il osait lever le petit doigt sur son sorcier.

« Autrement oui, pour répondre à ta question, les botanomanciens les plus aguerris peuvent sentir ce genre de choses. Ce sont les mouvements de la terre, mais ils sont profonds et imperceptibles normalement. Il faut une certaine maîtrise de sa magie pour y parvenir, probablement beaucoup méditer et être très connecté aux énergies terrestres. »

Ce qui bien entendu, à son âge est impossible. Oh, Lorenzo peut sentir les vibrations qui arrivent en sa direction. Mais de là à réellement les identifier ? A être certain de qui s'approche et des intentions ? Non. Lui est plus doué en botanique, lorsque l'on parle de l'élément au quel sa magie est rattachée. Savoir identifier et connaître les plantes ainsi que leurs vertues, les entretenir convenablement. Quand à changer les paysages en manipulant la terre ?... il n'y parvient pas encore.

Je n’en peux déjà plus, alors que nous venons à peine de commencer à discuter au sujet de cet exposé. Travailler en groupe n’est clairement pas mon point fort, et j’ai la désagréable sensation que l’exercice a été imposé simplement pour me mettre des bâtons dans les roues. Dans cette Académie, on semble détester la réussite et ça se voit. Je lève donc simplement les yeux au ciel lorsque Hyde me contredit dans mes pensées, mettant un point d’honneur à préciser qu’il n’est pas “comme les autres botanomanciens”. On dirait vaguement ce que pourrait dire une fille cherchant à draguer un garçon plus âgé qu’elle, mais bon. N’allons pas trop loin dans ces songes, je pourrais m’y perdre.

“Les préjugés ne sortent pas de nulle part, Hyde.”

Mon ton sec n’invite clairement pas à la discussion, ni même à la contradiction pour ce que c’est. Il m’agace à avoir réponse à tout, et je ne crois pas un traître mot de ce qu’il raconte. S’il fait partie du Coven des Enfants des Vergers, il entre automatiquement dans la catégorie “drogué” pour moi. Je soupire donc d’exaspération, avant de me figer d’un coup. Est-ce que j’ai bien entendu, là ? Il ose m’insulter moi, Nero Karlsson ? J’esquisse un sourire cruel, ce genre de sourire qu’on n’aimerait certainement pas voir sur le visage de son ennemi. Un accès de violence qui me fait fermer les poings au point de m’en blesser les paumes, les ongles enfoncés dans la chair. Ne pas répondre…ne pas le frapper…je dois rester calme, ne surtout pas rentrer dans son jeu. La rage ne m’apportera que des problèmes, je ne dois pas faire de vagues. Les Karlsson ne doivent rien entendre de cette altercation.

“Hmm…ok, alors…je suppose que certains botanomanciens les étudient. Ce qui signifie qu’il faudra chercher chez eux.”

Ca m’en coûte de lui donner raison d’un coup, et je n’ai qu’une hâte : que cette heure de cours se termine. Heureusement pour moi, la soirée est prévue comme étant un moment de détente, un moment où je vais pouvoir laisser tomber le masque pendant un court instant. Moi qui n’étais pas très intéressé par la proposition, je la vois désormais comme une salvation.

La sonnerie retentit enfin, et je rassemble mes affaires dans un silence total, ignorant le garçon qui m’accompagne. Mes sbires me rejoignent vite pour cracher leur venin sur Hyde, mais je ne réponds pas à leurs sollicitations. Muet comme une tombe, je jette un dernier regard mauvais à mon acolyte forcé et quitte la pièce la tête haute et le dos droit.

La soirée n’est pas franchement discrète, pour quelque chose censé être trié sur le volet. Mais je ne vais pas m’en plaindre ; je ne suis pas du genre à faire des entorses au règlement, et savoir que les professeurs ont plus ou moins approuvé ce rassemblement a un côté rassurant. Ils ignorent sûrement - ou font le choix d’ignorer - la probable consommation d’alcool, ne se pointeront certainement pas à moins d’un débordement. Nous allons donc tout faire pour que ça ne soit pas le cas.

Une bière à la main - la…troisième je crois ? Cinquième ? Je ne les compte déjà plus - je commence à sentir mes joues chauffer de l’alcool que je ne tiens pas aussi bien que je l’aurais cru. Je suis plus détendu, capable de rire à des blagues un peu nulles, de ne pas prendre la mouche à chaque affront envers ma personne, capable de vivre comme un adolescent de mon âge en somme. Cherchant de l’air, je quitte le gros du rassemblement pour m’appuyer contre un mur non loin, soupirant longuement. Une silhouette longiligne se tient à mes côtés, que je ne reconnais pas tout de suite. Jusqu’à ce que…

“Eeeeeeeh Hyde ?! Mais…qu’est-ce que tu fous là ?”

Bon, quand bien même ma voix reste désespérément robotique, mon vocabulaire est plus familier qu’à l’ordinaire. Je n’ai pas à conserver le masque ici. D’ailleurs, maintenant que je le regarde avec plus d’attention…je dois dire qu’il est drôlement mignon, pour un botano. Son côté sombre et bad boy me fait frémir, peut-être un poil trop pour un type de mon genre. Freya me défoncerait la tête si elle me voyait. Déjà qu’elle m’a arraché une mèche quand elle a su que je sortais ce soir…

“T’as l’air sinistre. Détends-toi, prends une bière…tout le monde oubliera tout, demain matin. C’est moi qui te dit ça, alors c’est que c’est vrai.”

« Je ne les aimes pas quand même. »

Il le sait bien, qu'il y a toujours un fond de vérité dans les clichés quels qu'ils soient, pour autant, Loenzo ne les cautionne pas. Préfère juger uniquement quand il connaît un minimum la personne, surtout sur ses valeurs morales. Chez les Hyde, tous s'efforcent d'être des bonnes personnes. Maman est une institutrice enseignant à la jeunesse, papa est un soldat du feu sauvant des vies. Alors Diana comme son aîné aspirent à être eux aussi plus tard, des gens biens. C'est pour ça qu'il veut devenir médecin d'ailleurs : pour que papa et maman soient fiers de lui, qu'il sauve des vies et aide son prochain lui aussi. Pour que Diana ait moins de pression aussi, une fois l'école terminée et puisse faire ce qu'elle souhaite. Il a bien compris que sa cadette n'était pas du genre scolaire, ainsi, peut-être qu'il s'inflige un peu une certaine pression qui n'aurait pas lieu d'être. Lui non plus, n'est pas parfait mais n'a pas prétendu l'être.

Habituellement, on ne voit pas Lorenzo aux soirées. Lui préfère bucher, ou aider Giulietta en regardant si les plumes qui se trouvent dans son angle mort sont aussi bien lissées que les autres; le casoar étant d'un tempérament particulièrement vaniteux. Mais aujourd'hui il a accepté. Mina lui a demandé, lui a fait les yeux ronds et face à l'hydromancienne et au charme qu'elle développe, il n'a pas su dire non. La jeune femme a pourtant rapidement disparu une fois arrivé à la soirée et le voilà donc avec son verre d'eau dehors à remettre ses choix de vie en question.

Jusqu'à ce que son binôme arrive. Inhibé par l'alcool, sans aucun doute. Glissant son regard sur lui, Hyde hausse les épaules à sa remarque :

« Je ne bois pas non plus. »

Il ne fume pas, il ne boit pas et ne participe pas aux rituels de son coven impliquant des substance altérant les perceptions. Ce n'est juste pas quelque chose qui l'intéresse et lui estime que garder le contrôle, c'est mieux. Qu'on vit plus sainement sans toutes ces choses là.

« J'ai dû me tromper de coven à la naissance. »

Pas comme s'il avait un choix de toute manière, avec deux parents des vergers. Aussi loin qu'on s'en souvienne d'ailleurs le clan Hyde-Panzani est une lignée stable au sein de ce Coven de mages proches de la nature. Il n'y qu'une branche cousine devenue humaine au fil des générations, expliquant sans doute pourquoi du côté Panzani, on est si proches des humains au point de vivre dans une petite maison de l'autre côté.

ça aussi, Lorenzo sait que ça peut être mal vu. Jugé comme excentrique, voir même carrément comme de la traitrise de la part des siens. Et pourtant, il s'en fiche pas mal au final. Parce que ça ne change rien. Eux aussi, ce sont des gens biens, même s'ils n'ont pas de magie : et c'est tout ce qui compte.


« Pas d'alcool, pas de cigarettes, pas d'herbes ni de champignons magiques. J'ai trouvé que de l'eau ce soir d'ailleurs, j'aurais cru qu'il y aurait du jus d'orange mais à priori il n'y en a plus. »

Il semble incroyablement mal à l'aise ce type, et je dois avouer que ça me fait beaucoup rire. Déjà parce qu'il a naturellement l'air coincé - pire qu'un Karlsson, et c'est beaucoup dire - mais aussi parce qu'il ne semble pas être du genre à écumer les soirées ici. Nous sommes pourtant suffisamment âgés, ou suffisamment jeunes selon le point de vue, pour s'amuser ainsi...il est franchement bizarre. D'autant plus qu'il vient d'un coven bien connu pour ses excès au niveau des drogues de tout milieu ! Je hausse donc un sourcil, puis les épaules, et bois une longue rasade de bière.

"Tu fumes pas, tu bois pas...tu baises pas non plus ?"

Ouh là, je crois que l'alcool commence déjà à faire effet. Je ne tiens pas très bien, n'ayant commencé à boire que très récemment pour faire comme les grands...et ça se sent. Je laisse échapper un petit rire à ma propre connerie, mais ne m'en excuse pas pour autant. A quoi bon ? Les excuses, c'est pour les faibles. Moi, j'assume tout ce que je raconte.

"T'es chiant en gros, comme mec...mais c'est pas grave, il en faut bien des comme toi."

C'est vrai que s'il ne sait pas s'amuser, c'est quand même ballot pour ses amis. D'ailleurs, est-ce qu'il a des amis, des connaissances, un poisson rouge de compagnie peut-être ? Il a quand même l'air vachement seul, et paumé ici...tout ça, c'est la faute de son familier, j'en suis sûr. On a pas idée de balancer un véritable dinosaure aux trousses des braves gens, hein ! D'ailleurs, un petit moment de panique me fait balayer la salle du regard ; aurait-il embarqué sa bestiole ? Apparemment non, et c'est tant mieux. Freya est aussi restée en arrière, n'appréciant pas ce genre de rassemblement. Grand bien leur fasse, à ces pauvres familiers.

"T'es venu solo, ou on t'a piégé ici ? Parce que t'as vraiment pas l'air à l'aise. Tu sais, on peut partir à un endroit plus tranquille, s'tu veux..."

Est-ce qu'il a une meuf, au moins ? Je dirais que non, ou celle-ci serait sûrement pendue à son bras à rigoler comme une pimbêche et à papillonner des cils. Les adolescentes pleines d'hormones, c'est franchement pas mon truc. Mais si je pouvais l'embarquer avec moi, profiter de la soirée pour souffler un peu moi aussi...c'est qu'il commence à y avoir du monde ici, je ne me sens pas très à l'aise, malgré l'alcool qui me désinhibe beaucoup. D'ailleurs, je termine mon verre et m'en sers immédiatement un autre, histoire de toujours avoir quelque chose à boire sur moi.

"On pourra parler plus facilement, toi et moi. Apprendre à se connaître, hmm ? Et..."

Plus si affinités ? Non, je ne prononcerai certainement jamais ces mots. C'est un peu risqué de ma part de me laisser aller avec ce genre de pulsions, on ne sait jamais. Et s'il y avait une petite souris capable de tout rapporter à l'extérieur de l'Académie ? Ce sont des choses à cacher aux Karlsson, et cela inclue évidemment le benjamin de la famille qui traîne également entre ces murs.

"T'en dis quoi ?"

« J'aimerai. »

Quel adolescent de seize ans n'en aurait pas envie ? Il n'y en a pas beaucoup, qui ne voudraient pas expérimenter ces choses-là. Lorenzo n'en fait pas partie, il voudrait bien tenter mais n'en a pas eu l'occasion. Mina a disparu, il n'est même pas bien certain qu'ils soient réellement ensemble ou si ce n'est qu'un passe temps pour l'hydromancienne testant les limites de ses pouvoirs. Maintenant qu'il a l'esprit plus clair en prenant l'air, le Botanomancien se rend compte qu'elle s'amuse peut-être simplement avec lui sans vraiment en penser quoi que ce soit de plus. Il est fâché (un peu) pour le coup, mais Karlsson est tout aussi distrayant à rire comme un ignard avec un verre de trop dans le nez. Le contraste du type bloqué qu'il croise habituellement avec celui qui se tient ce soir à ses côtés est saisissant : c'est presque comme s'il y avait deux personnes différentes d'un seul coup. Un double maléfique. Quoi que, le Nero qu'il connaît serait la part maléfique de la personne, celui qui est en sa présence là tout de suite, serait le plus sympa des deux dans l'histoire. Un peu comme Dr Jekyll and Mr Hyde. Sauf que Karlsson devient supportable une fois le soleil couché au lieu de se transformer en monstre.

« Tu veux apprendre à me connaître maintenant que tu es saoul ? ça veut dire que t'es obligé de boire pour être supportable ? »

Il est peut-être un peu direct, mais tous les Hyde-Panzani le sont. Il n'y a pas vraiment de langue de bois dans la famille, on dit ce que l'on pense sans jamais s'en cacher. On est fier de ses valeurs, qui sont généralement bonnes et intègres malgré une certaine tendance aux fausses bonnes idées dans leur famille. Il suffit de voir quand on les laisse sans surveillance, sa cadette et lui. La dernière fois que c'est arrivé, leur nonna a failli les tuer quand Roméo a déraciné un Olivier centenaire : c'était une brillante idée selon les deux sorciers, de faire une course de familier. Diana avait lu que la vitesse de pointe des deux bestiaux était la même. Casoar et rhinocéros : même combat à une cinquantaine de kilomètre heure. Bien que le poulet soit tout de même d'un gabarit imposant, il reste moins lourd que l'autre pachyderme accompagnant Lady di. Et surtout, Giulietta n'a pas de cornes -il ne manquerait plus que ça, remarque, pour finaliser son look de vélociraptor.

« C'est pas censé être l'inverse, normalement ? »

Il perçoit assez mal les excès, Lorenzo. Sait qu'il y en a plus d'un qui s'échauffe et devient violent lorsque l'alcool monte. Il y en a d'autre qui pleurent ou qui vomissent. Son oncle lui s'endort carrément aux repas de famille lorsqu'il arrive au troisième verre de limoncello après avoir vidé une bouteille de vin ou deux avec le reste des adultes. Dans sa jeunesse et dans sa naïveté certaine, il ignore donc encore que l'alcool peut aussi rendre joyeux ou... Donner envie de flirter, comme c'est le cas actuellement pour son terrible binôme.

Hyde n'envisage d'ailleurs pas une seule seconde que c'est ce qui est en train de se produire. Oh, il sait que ça existe, l'homosexualité ou la bisexualité. Il s'en fout pas mal, autant que de sa première paire de chaussettes. Mais il n'envisage pas, que ça puisse lui tomber dessus. Ne pense pas un seul instant que Nero puisse être attiré par les autres bonhommes, et encore moins par lui. Ils n'ont rien en commun, après tout. Et Lorenzo est définitivement bien naïf ce soir. Bon samaritain pourtant, trahissant son envie d'être médecin pour sauver des vies comme son père pompier, le voilà qui soupire :

« J'accepte à une seule condition : tu bois un grand verre d'eau après avoir fini ton verre. »

Il fait dans le sarcasme Hyde, mais je ne le détecte pas tout de suite. D'abord, je le regarde d'un air interloqué, la tête penchée sur le côté à me demander pourquoi il estime que je suis "supportable", ou plutôt que je suis "insupportable" dans le quotidien. Allons bon, quel est ce jugement hâtif encore ? Je fronce les sourcils, avant de me détendre en sirotant ma nouvelle bière, haussant les épaules à sa question.

"Bah, je suis pas insupportable de base. C'est toi qui est intolérant."

Un Karlsson qui ose parler d'intolérance, c'est quand même l'hôpital qui se fout de la charité, mais une fois encore, je ne relève pas l'ironie de la situation. A la place, je laisse échapper un petit rire qui ne me ressemble pas. Plus l'alcool monte dans mon sang, plus je me dis qu'il y a moyen de faire quelque chose de ce petit...grand...botanomancien. Il m'intéresse en tout cas, et je me dis que c'est le destin qui nous a mis ensemble dans ce groupe finalement. Moi qui râlait il y a encore quelques heures !

"Hmm ? De l'eau ? Pourquoi faire ?"

Et là, ce cher Hyde se prend pour mon ange gardien. Je lui ris au nez, termine ma bière cul sec et réprime un rot qui ferait terriblement mauvais genre. Bourré oui, mal élevé, certainement pas ! Malgré mon état, je suis tout de même un Karlsson digne de ce nom, et je ne serai pas pris sur le fait dans une situation déplorable.

Sous son regard insistant, je souffle en gonflant les joues et accepte de remplir mon verre d'eau comme lui. Il me faut m'y reprendre à trois fois avant d'y parvenir d'ailleurs, et une petite partie du contenu finit par terre à se mélanger à d'autres substances non identifiées. C'est que je ne suis pas le seul à être un peu...joyeux à cette soirée, je crois. Je me tourne vers mon acolyte de fortune, lève mon verre d'un air triomphant.

"Tu vois ? De l'eau ! On peut y aller maintenant."

Ma main libre agrippe sa manche et je le tire jusqu'à la porte d'entrée, là où quelques groupes traînent encore dans le coin. Ils sont loin d'ici les dortoirs, et j'espère ne pas faire de rencontre entre ici et là-bas...mais peut-être que nous n'aurons même pas besoin d'aller jusque là ? Peut-être qu'une classe vide serait suffisant, un recoin sombre, qui sait. Mes pensées vagabondent, et s'il était zoomancien, nul doute que ce cher Hyde partirait en courant. Je ne vais pas le faire fuir maintenant, voyons !

Il y a des gens qui sont intolérants au lactose, mais à entendre son camarade, selon ses dires, Lorenzo serait intolérant au Nero. C'est un peu l'hôpital qui se fout de la charité, aux yeux du botanomancien qui hausse un sourcil à cette réflexion. Lui, intolérant, vraiment ? Des deux garçons présents, il n'aurait pas utilisé l'adjectif pour se qualifier dans cette sombre histoire.

Néanmoins, Karlsson accepte de boire de l'eau. Remplit difficilement son verre et Hyde s'en amuse d'un sourire un brin cruel. Oh, c'est pas bien méchant. Il ne l'est pas réellement non plus, méchant. Mais ça l'amuse, de voir monsieur le pigeon en chef sous un autre jour bien différent de celui qu'il laisse paraître. Il n'est plus le petit fils de bonne famille si parfait et bien coiffé, avec un uniforme impeccable. L'air suffisant persiste, mais il pense que c'est de naissance. Qu'il est sorti du ventre de sa mère avec cet air de petit con sur le visage et qu'il n'y peut rien. Un peu comme les gens qui ont l'air naturellement contrariés alors qu'ils ne le sont pas, lui a l'air insupportable... Et l'est réellement, parcontre.

Mais Lorenzo a promis de bien vouloir l'accompagner contre un verre d'eau. Où ? Allez savoir où est-ce qu'il veut aller. Mais en sortant d'ici et en suivant les pas titubants de son camarade de projet imposé, son compagnon d'infortune de la soirée, l'étudiant reconnaît sans mal les couloirs familiers de l'Académie. Ils sont en direction des dortoirs, et il ne comprend pas très bien la logique de la manoeuvre. Il voulait discuter, non ?

« Où est-ce que tu vas ? Tu m'as dis que tu voulais parler, fallait le dire si t'avais envie que je te borde et que je te lise une histoire avant d'aller au lit Karlsson. »

Il aurait bien ajouté "et je ne suis pas ta daronne", mais le botanomancien estime qu'on ne doit pas parler des mamas. Une balle évitée sans qu'il ne le saches, n'étant pas au courant de la dynamique familiale de l'Aéromancien. Diana sa sœur, elle l'aurait fait sans hésiter. Se serait même montrée plus véhémente que lui dès le début. Mais des deux Hyde, l'aîné semble être le plus mesuré. Et c'est déjà une grande chose lorsque l'on entend le sarcasme dont il peut faire preuve au quotidien, insultant toujours élégamment. Bien plus subtilement que sa cadette pour le coup, Lorenzo a récupéré un brin plus de neurones fonctionnels lors de la distribution des gènes.

Il commence à m'emmerder, Hyde. Parce qu'il pointe du doigt une faille dans mon plan, dans mes paroles : je l'ai éloigné, certes, mais avec une raison stupide qui n'a pas vraiment d'explication d'un point de vue extérieur. A ses paroles donc, je me stoppe net en plein milieu du couloir, et fais mine de réfléchir. Me border, hein ? Oh, s'il savait ce que j'aimerais qu'il me fasse, là tout de suite...non, c'est un peu trop demander je crois. Surtout, c'est encore une pensée que j'essaye de réprimer tout au fond de moi, enfouie loin sous une couche d'indifférence. Du moins...lorsque l'alcool n'est pas encore en jeu. Et là, ce n'est pas moi qui parle, mais ce fameux alcool.

"C'est tentant, mais t'as raison. On a pas besoin d'aller si loin pour causer."

"Causer" hein ? Il ne semble pas comprendre où je veux en venir, et c'est peut-être pas plus mal. Avisant une porte non loin, je l'entraîne malgré lui dans une salle de classe inoccupée. Celle-ci n'est pas verrouillée, je le sais ; c'est un endroit rêvé pour quiconque veut échapper à son dortoir et trouver un coin tranquille. C'est ici que je me retrouve parfois, lorsque je dois travailler dur sur un examen et ne supporte plus la présence de qui que ce soit autour de moi. D'autres salles sont aussi parfaites pour ça, en particulier celle d'histoire et son énorme bibliothèque dans laquelle on peut trouver un peu tout et n'importe quoi comme bouquin...mais je m'égare. Je ne vais pas travailler dans cette salle, simplement...profiter d'un moment de calme avec un beau garçon.

La porte close derrière moi, je m'appuie nonchalamment contre le panneau en croisant les bras. Mon regard est plus explicite ici, à le déshabiller sans qu'il ne s'en rende compte. Il est...totalement à mon goût. Le sait-il ? Se rend-il compte de la difficulté que c'est pour moi de rester calme à cet instant précis ? Je n'ai qu'une seule envie : lui sauter dessus, et lui montrer ce que je signifie par "causer".

"On est pas partis du bon pied, hmm ? Je suis sûr qu'on aurait des tas de choses à se dire, toi et moi."

Se dire, ou se montrer...en l'occurrence, je décide de réduire la distance entre nous, avec un effort colossal pour ne pas chanceler sur place. Ma main se pose sur son épaule ; maintenant qu'il est assis, au moins, j'ai moins l'impression d'être minuscule à côté de lui. Pourquoi est-ce que j'ai toujours un truc pour les grands, hein ?

"Ici, y'a pas de différences. Hein ? On fait comme si...on imagine des cases, on place les gens dedans, et on les abandonne à pourrir entre des murs. On fait semblant de se séparer pour devenir de bons petits adultes complètement pétés. Mais en fait...on est pas si différents."

Ma main se presse sur son épaule, mes yeux clairs plongent dans les abysses de ses prunelles sombres. Il ne voit pas où je veux en venir...mais c'est pas très grave. Je ne suis pas sûr de pouvoir l'expliquer moi-même.

"Je fais semblant. On fait tous semblant. Parce que c'est ce qu'il faut faire, n'est-ce pas ? Vivre dans un rôle...mais ce soir, j'en ai marre de faire semblant. Ce soir, je veux juste être un type lambda, avec des envies, des pulsions. Quitter le masque, pour une fois."

Ma main droite attrape son menton, doucement mais fermement. J'ignore s'il est de ce bord, à vrai dire, j'en ai un peu rien à foutre. Tout ce que je veux, c'est laisser libre court à ces pulsions que je réprime depuis bien trop longtemps. C'est donc avec assurance que je me penche vers lui, et dépose mes lèvres sur les siennes sans aucune prévention.

Mon coeur explose dans ma poitrine. C'est la première fois que j'embrasse un homme, par crainte de ce que ça pourrait signifier. J'avais peur d'aimer ça...et j'avais raison d'avoir peur. Ce que je ressens est totalement différent de ce que j'ai pu ressentir avec une femme, lorsque j'ai osé en embrasser une pour tester. Pas de dégoût. Pas cette envie de fuir, et de ne plus jamais recommencer. Non...cette fois, j'ai terriblement envie d'en avoir plus. De profiter de ce contact, certes chaste, mais incroyablement agréable. Il ne répond pas, bien sûr ; la faute à la surprise je suppose. Je n'ai pas le réflexe de me dire qu'il n'aime pas ça, que lui ne ressent pas cette excitation de braver l'interdit et de profiter d'un baiser volé.

Mon esprit est ailleurs, mais la bulle éclate bien vite. Combien de temps cet échange a-t-il duré ? Quelques secondes, tout au plus...pourtant, j'ai l'impression que le temps s'est arrêté. Je le fixe de nouveau du regard, cherchant une quelconque réaction de sa part. Impossible de lire son expression. Est-ce qu'il l'a accepté ? Est-ce que...non. la réalité commence à me rattraper, et avec elle, la terreur qui me noue les entrailles. J'ai embrassé un homme. J'ai fait précisément ce que j'avais interdiction de faire, et si ça se sait...j'en souffrirai les conséquences. Non...est-ce qu'il serait du genre à en parler...? Je le connais si peu, au final ! Mais il aurait honte également, n'est-ce pas ? Il n'oserait pas se mettre en danger lui aussi juste pour me nuire, n'est-ce pas...?

Si l'alcool le rend plus supportable qu'il ne l'est habituellement, Lorenzo reste un brin perplexe quand aux paroles de l'Aéromancien. De là à dire qu'ils pourraient être potes, il va sans doute un peu loin. Il y a un certain passif entre eux. Des choses que le Botanomancien ne peut pas vraiment pardonner : comme sa petite supériorité à la con, sa tendance à s'en prendre aux plus faibles... Lui-même sait qu'il n'y a échappé que parce que dans le fond, le Karlsson a sans doute trop peur de Giulietta pourrait lui faire avec ses énormes griffes de raptor. Il y a aussi sans doute le fait que sa mère soit institutrice en primaire à l'Académie, qui le protège. Mais connaissant son classisme, Lorenzo se doute que l'Aéromancien se ferait un plaisir de s'en prendre à lui aussi s'il en avait l'occasion. Dans le fond, les Hyde ne sont personne. Des citoyens honnêtes et importants dans la société : maman en instruisant les jeunes enfants, papa en sauvant des vies en tant que pompier. Mais ils ne sont pas des riches pétés de thunes faisant partie du même milieu. Certes, leur famille fait partie des meubles ici, bien que le sang ait été mêlé à celui Italien de la famille Panzani. Mais eux aussi, sont ici depuis une ou deux générations.

Lorenzo sait qu'un jour, il aura les moyens. Envisageant une carrière de médecin, c'est finalement une voie assez noble comme celle choisie par ses parents, sauf qu'elle rapporte bien plus à la fin du mois. Mais les Hyde semblent être voués à aider leurs prochains, malgré le mauvais caractère de la famille et leurs idées parfois discutables. Génies incompris ou véritables forcenés, personne ne saurait dire.

« J'en suis pas certain, Karlsson. »

Il est honnête au moins, dans cette hsitoire. ça lui semble relativement compromis, si Nero ne change pas. Et il ne changeras pas, le Botanomancien le sait bien. Il n'y a pas besoin d'être un génie des relations sociales pour le savoir : Nero a sa petite bande et s'en contente, aime ce statut qui le place au dessus de tout le monde et même parfois des règles.

Cependant, si le Botanomancien s'attendait à ce qu'il lui gratte l'amitié, sans réellement le penser à cause de l'alcool, il ne pensait pas avoir le droit à... un baiser ?... Restant de marbre, trop surpris par ce geste pour réagir tant c'est inattendu et totalement aléatoire, par réflexe et un peu vexant sans doute, Lorenzo s'essuie la bouche. Il est un peu confus. Très confus en réalité.

« Alors. »

Il y a sans doute plus d'un gars qui à sa place, se serait énervé. Aurait envoyé une droite directement par réflexe, par peur d'être catégorisé comme un homosexuel.

« Je suis flatté, hein. Surpris, mais flatté tout de même. Je m'y attendais juste pas. »

A l'évidence, qu'il n'y a pas pensé une seule seconde. ça ne lui a pas traversé l'esprit à Lorenzo, que Nero puisse être homosexuel. Ou Bisexuel. Ou juste se chercher peut-être. Mais si le Botanomancien avait pu douter à un moment donné, le voilà désormais certain d'une chose : ça ne lui a pas fait grand chose d'embrasser un autre type.

« Par contre, désolé, mais... Je suis pas intéressé en retour, Karlsson. Après, tu fais ce que tu veux, je juge pas là dessus. Mais c'est juste... Pas mon truc les mecs ? »

TW : homophobie internalisée/banalisée

Fuck. Je crois que j'ai un peu trop bu, définitivement. Assez pour avoir oublié toute trace de pudeur, assez pour tenter quelque chose que je n'aurais jamais osé faire sobre. Qu'est-ce qui m'a pris d'embrasser ce type, franchement ? J'en rougirais presque, si mes joues n'étaient pas déjà rosies par la bière que je me suis enfilée encore et encore tout à l'heure. Je reste proche de lui un moment encore, comme figé sur place, les yeux rivés sur son visage. Il n'est pas de ce bord. Alors pourquoi est-ce qu'il est fringué de la sorte ? Pourquoi est-ce qu'il se maquille, s'il n'est pas au moins bisexuel ? Je suis confus, à la fois par mon comportement et par le sien.

"Je croyais...non, laisse tomber."

Maintenant que c'est fait, il n'y a plus de retour en arrière. J'ai embrassé un homme pour la première fois, et ces papillons que je ressens dans l'abdomen ne peuvent pas être confondus avec quoi que ce soit d'autre. J'ai aimé, adoré même, quand bien même il n'a pas répondu à ma sollicitation. Et maintenant ? Est-ce que je vais devoir faire comme si de rien n'était ? Oublier ce que j'ai ressenti, et prier pour que ce soit juste à cause de l'alcool ? Au fond de moi, je sais que j'en serais incapable. Je vais probablement fantasmer sur cet unique baiser pendant de longs mois, peut-être...tenter quelque chose d'autre ? Non ! Non je...je ne peux pas. Si ça se sait...qui sait ce qu'on me fera subir à la maison ?

Je suis déjà un monstre aux yeux de trop nombreuses personnes autour de moi, à commencer par ma propre famille. Mes parents...Ichabod...tous me prennent déjà pour un dégénéré. Alors est-ce que le fait d'aimer les garçons s'inscrit dans la même lignée ? Probablement oui. C'est peut-être parce que je suis déjà un monstre que mon cerveau en rajoute une couche, et me fait aimer le même genre que moi. Au fond, j'ai envie de hurler de désespoir. Et en même temps...en même temps, je ne m'étais pas senti aussi vivant depuis très longtemps.

"Ce...ça...ça reste entre nous, hein ? Tu n'en parles pas. A personne. Sous aucun prétexte. Ok ?"

Si j'ai l'air assuré en apparence, je n'en mène pas large. Ma voix tremble légèrement, mais je croise les bras pour me donner contenance - et me protéger, même si je ne l'avouerai jamais. Mon regard noir le dévisage. Intérieurement, c'est un tourbillon d'émotions contradictoires qui se mêlent. La honte, la crainte, l'envie, la curiosité...

"Si t'en parles, on te croira pas. Mais moi je le saurai. Et je te ferai vivre un enfer. Ok ? Alors...alors tu dis rien. Si tu le dis je...je suis fini. Tu comprends ? Si t'en parles, autant creuser ma tombe."

Les menaces sont pathétiques, et je sais qu'il se dit la même chose derrière son air poli. J'ai l'impression qu'il me prend en pitié...ah, je déteste ça ! Je n'ai pas besoin de sa pitié. Je veux juste...fuir, maintenant. Fuir cette pièce, le fuir lui, fuir ce que j'ai ressenti. Oublier. Boire plus peut-être, parce que visiblement je ne suis pas assez bourré pour me sortir de cette situation. Je m'éloigne déjà maladroitement vers la porte d'entrée, conservant mon regard sur lui comme si je m'attendais à ce qu'il m'attaque une fois le dos tourné. Ca ne serait pas son genre, bien sûr...mais on ne sait jamais. Je ne le connais pas suffisamment après tout, non ? Oh...et dire que je vais devoir travailler avec lui...je prie intérieurement pour oublier tout ça dès le lendemain, histoire d'oublier également cette honte qui suinte par tous les pores de ma peau.

Tw homophobie et masculinité toxique

Ce qui aurait pu juste rester un moment gênant deviens soudainement plus sombre. Plus triste aussi. Lorenzo ressent les émotions de Nero, capte que tout a changé subitement, parce qu'il est inquiet. Très inquiet même, quand au fait que l'on pourrait savoir qu'il aime les hommes. Soupirant en sautant de sa table, voilà que le botanomancien se rapproche à l'aide de grandes foulées pour le rattraper. Et l'enlacer dans une étreinte, se voulant réconfortante. Il se met même à légèrement briller, d'un coup, par réflexe sans le contrôler. Parce qu'une petite lumière bleutée douce, semblable à celle des champignons bioluminescent c'est souvent réconfortant.

« ça va aller, Karlsson. »

Dès fois c'est tout dont on a besoin pour se sentir mieux. Un câlin et des paroles réconfortantes, qui promettent que ce n'est pas grave, qu'il n'y a pas mort d'homme. Lorenzo s'en remettras. C'était juste un peu bizarre et inattendu, d'apprendre que son binôme avait des sentiments pour lui. Ou tout du moins, une attirance qui n'est peut-être que physique.

« Je ne suis pas fâché, et ton secret est sauf avec moi. T'as pas besoin de me menacer. »

Il a eu de la chance, le pigeon, de tomber sur le Hyde. Il y avait plus de chances qu'il se mange une droite qu'un câlin, si l'autre n'était pas réceptif. Mais il ne juge pas là dessus, Lorenzo. ça lui est égal les préférences des uns et des autres, ça ne change rien à sa vie à lui et ça ne fait de mal à personne si Nero préfère les mecs. Il comprend aussi la confusion, on lui a déjà demandé plus d'une fois s'il était gay quand on le voit maquillé. Mais c'est juste un style qu'il se donne. Pour avoir l'air mystérieux et aussi cool que robert smith de The Cure qui lui aussi portait du khôl autour des yeux. Sa mère pense que ça va lui passer, qu'il faut que jeunesse se fasse. Que son fils a un look d'adolescent gothique pour une petite période et que d'ici deux ou trois ans, il aura changé pour être comme tout le monde. Ce ne sera pas le cas, jamais, mais à l'instant T il est trop tôt pour l'affirmer.

« Vraiment, Karlsson, j'te promets que je m'en fous de tes préférences. J'men tamponne l'oreille avec une babouche, ça changeras rien à ma vie et ça me pose pas de problème, c'est juste... Que je suis pas intéressé en retour. »

Reculant en gardant ses mains sur les épaules du petit brun, le Botanomancien le regarde plus sérieusement :

« Promets moi juste de faire attention à toi et à qui tu dragues et on en parleras plus. Tout le monde n'est pas aussi ouvert d'esprit. »

Le fait qu'il ait parlé d'être fini ça en dit long sur ce qu'il pense de lui-même. Il est perdu, Lorenzo sait que souvent, c'est délicat. Qu'être perçu comme étant homosexuel, ça en énerve plus d'un qui se sent mal à laisse dans ses pompes, dans sa masculinité et dans son orientation. Et quand un mec est mal dans ses pompes... C'est rare qu'il soit bienveillant.