Black sheep

Il était pratiquement 22h et sa pause lui tendait les bras comme un cookie à l’heure du gouter. Billy débutait généralement ses nuits à 19h30 pour finir vers minuit et s’octroyait toujours 20 min de pause à la moitié. Personne n’était là pour la surveiller, elle, son chariot à nettoyage et son mp3. Tant que le travail était fait, qui allait la dénoncer à l’agence d’interim qui la payait 11,44 £ de l’heure ? Oui, Billy aimait autant la précision des chiffres que ses vingt minutes de repos qu’elle passait généralement à scroller sur son Blackberry, la bouche pleine de biscuits ou à envoyer des SMS à son meilleur ami. Parfois, il lui arrivait de répondre à quelques messages sur son Etsy, histoire d’optimiser le temps et d’en donner davantage à sa boutique.

Mais cette nuit, elle ne travaillait pas dans un immeuble quelconque où Jack, startupper qui se prenait pour le futur Bill Gates, laissait trainer ses mouchoirs sur son bureau en acajou. Elle se trouvait là où l’une de ses artistes favorites du moment enregistrait ses futurs titres. Pour certaines personnes, Billy était un peu âgée pour faire partie du fandom de Nana, une chanteuse rock qui défiait les lois du nouvel algorithme d’Instagram, vu son nombre croissant de followers. Mais qu’est ce que l’âge avait à voir avec les passions ? À ça, la coutelière répondait toujours avec un haussement de sourcil et un “vous devez vous emmerder dans votre vie” cinglant sans laisser le temps de la répartie.

Billy avait déjà rencontré Nana à deux reprises dans ce même immeuble. La première fois, elle lui avait dit d’un ton plat qu’elle ressemblait trait pour trait à une chanteuse dont elle appréciait la musique. Vingt minutes plus tard, en passant la serpillère à l’étage supérieur, elle avait réagit qu'il s'agissait de la-dite chanteuse. La seconde fois, Billy lui avait expliqué ne pas être très physionomiste avant de lui proposer l’un des pancakes qu’elle s’était fait à emporter. La pause de 22h signifiait aussi l’heure du second goûter. Pas de demandes d’autographes, de photos ni de questions sur son futur album : Billy était une fan silencieuse, qui s’était surtout demandée pourquoi la boite d’interim ne lui avait pas demandé son casier judiciaire. Là où il y avait une célébrité, le harcèlement venait toujours de paire. Heureusement, Billy n’harcelait que deux personnes dans sa vie : son frère et le groupe anti-avortement qui se postait devant le planning familial à quelques pas de chez elle. Ah, elleux, elle adorait les harceler jusqu’à leur donner envie de se casser !

Passant le dernier coup de serpillère dans les toilettes, elle poussa la porte avec son dos pour éviter le quart de tour de pieds qui aurait laissé quelques traces au sol. Le balais plongé dans le seau d’eau croupie, Billy poussa le chariot jusqu’à la zone centrale de l’étage où elle s’asseyait toujours : le canapé était douillet et il y avait une prise pour son chargeur de MP3. Et puis, habituellement, les gens dans le studio restaient à l’intérieur là où leur fauteuil avait le confort de trois canapés comme celui sur lequel elle se posa. Si elle croisait Nana une troisième fois, peut-être lui proposera-t-elle une part de cake au chocolat cette fois-ci.