[Abandonné] Even the lone wolf needs his pack - Bear

Bear n’est pas la personne la plus ponctuelle du Friday 13th. Il n’est pas rare de la voir débarquer deux heures en retard, larges lunettes de soleil à la tombée de la nuit, les pieds qui trainent et une tasse de café froid sûrement ramené de chez elle. Elle hausse les épaules quand on lui fait la remarque et marmonne que ça va, c’est pas grave et puis t’façons y’avait pas d’urgence, qu’on va quand même pas commencer à la faire chier aussi tôt. Le trio gagnant pour ce genre d’altercations est naturellement Cat, Salmon et Rat – les seuls peut-être à avoir assez de sérieux pour vraiment faire tenir la barraque. Elle a besoin de cela, d’une certaine manière, qu’on lui rappelle que son absence manque et qu’elle a un but aussi, pour elle, et qu’elle a promis d’être là pour eux.

Sourire victorieux de la zoomancienne en avance au Friday, totalement réveillée, prête à leur parader devant pour leur montrer qu’elle peut aussi, que ça compense pour le reste – qui s’évanouit rapidement quand elle comprend l’absence de Rat. Peut-être malade, dit-on, alors qu’on l’appelle. Sûrement rien de grave, quelques heures plus tard, quand elle fait l’effort d’utiliser le téléphone elle-même, des fois qu’on lui ferait une mauvaise blague. Elle voit bien l’inquiétude percer leurs regards par moments mais le bar est bondé et on n’interrompt pas une journée parce qu’il ne répond pas, parce qu’il n’y a pas de raison objective qu’il aille mal et que c’est juste une journée. Moue contrariée. En train de dormir, rassure finalement Ferret, compagnon merle envoyé regarder par la fenêtre au cas où. Ils se détendent un peu mais pas elle. Rat ne dort pas pendant ses heures de travail.

Elle connait l’adresse. C’est facile, juste en face de l’appartement de Cat – et elle connait bien l’appartement de Cat. Reste plantée quelques instants devant la porte. Il ne sera pas très content si elle la défonce et qu’il était vraiment simplement en train de dormir, et voudrait sûrement qu’elle lui en paye une mieux, avec des alarmes et autres trucs inutiles mais chiants. Suffit pourtant de frapper dans la serrure, pas très compliqué. Toque avant. Lève les yeux au ciel. Toquer, c’est chiant, ça fait con et puis les gens peuvent faire semblant de ne pas entendre, ou refuser d’ouvrir tout de suite, et elle aime pas ça. La poignée s’abaisse et elle entend le bruit d’un trousseau de clé derrière – s’empresse de s’adosser nonchalamment contre la porte de Cat – et la porte s’ouvre, dévoilant un Rat bien réveillé mais accoutré bizarrement, pas dans ses habitudes.

« Hey… Justement, j’allais aller au bar. »

Elle le fixe silencieusement et ne répond pas au sourire maladroit qu’il lui adresse, un de ces gestes maladroits qui cache quelque chose. La capuche est trop serrée, en plus de ne pas vraiment entrer dans les cases qu’elle a soigneusement établies pour chacun de ses proches. Il s’habille souvent plus soigneusement, et est plus du style à emporter un parapluie même si c’est pas pratique à cause du vent et qu’il leur arrive de se foutre de sa gueule. Une marque sombre qui prend naissance au niveau de la pommette, pas seulement due à l’ombre projetée. Contusion ? Le palpitant rate un battement et ses muscles se raidissent, mâchoire qui se serre. « Oh, vraiment ? »

Bear se détache de la porte et s’avance de quelques pas, ses sombres pupilles plantées dans les siennes. « Moi j’ai besoin de te parler, Ryung. » Il n’est jamais de très bon augure qu’elle les appelle par leurs prénoms. L’homme fait une bonne tête de plus qu’elle mais elle ne semble absolument pas impressionnée, trop habituée à ce genre de différences. Et puis, contrairement à certains ivrognes qu’elle dégage du bar ou à des camés agressifs, le pyromancien n’a jamais été une menace. « Pas sûre que tes voisins aiment beaucoup cette conversation, et je me suis déplacée, alors… » Main qui se pose doucement contre sa poitrine. « J’imagine que tu m’invites ? » Elle amplifie ce dernier mot, un vague amusement dans les soubresauts de sa voix. Il allait vraiment passer un sale quart d’heure, et il le savait très bien, à en juger par son rythme cardiaque.

Elle n’a jamais compris l’attrait de Rat pour l’argent et se fait la remarque à chaque fois qu’elle pénètre dans son repère. Pas de doré bling bling ou de tape-à-l’œil, pas de multitude d’objets discrets mais très chers : une sobriété classe et de qualité. C’en était presque décevant à chaque fois. L’espace était très impersonnel, comme une chambre d’hôtel, mais Bear n’était pas femme non plus à accorder beaucoup d’importance à son lieu de vie. Sa chambre à elle était un espace comme un autre, sans quoi que ce soit qui en fasse vraiment la sienne. Pas grande différence donc entre leurs deux fonctionnements mais paradoxe permanent tout de même : l’argent, elle se torchait avec et vivait dans un squat, n’avait pas besoin de ça, tandis qu’il œuvrait toujours à obtenir les meilleures marges pour le Friday 13th et pour lui sans pour autant exploiter vraiment ses gains.

Bear désinvolte se dirige lentement vers le canapé, espace de vie de l’appartement, mais ne s’assied pas, trop tendue peut-être pour espérer garder son calme dans la situation à venir. Les mains dans le dos, elle attend patiemment que son hôte revienne vers elle, mais il se détourne rapidement pour lui proposer à boire. La zoomancienne le regarde lui présenter plusieurs bouteilles sans un mot et n’esquisse pas du geste pour signifier sa préférence. « Pas soif » lâché finalement pour éviter qu’il en sorte encore une dizaine pour elle. Elle n’est certainement pas là pour ça.

« On ne va pas y aller par quatre chemins… Tu voulais me parler de quoi ? » Elle le dévisage, surprise par le culot de la question, et en rirait sûrement si l’agacement ne grondait pas si lourdement en elle. Se mord la lèvre inférieure et se détourne pour regarder par la fenêtre, mains de plus en plus serrées sur ses poignets. « Depuis quand exactement tu te fous de ma gueule, Rat ? » Sa voix se perd vers des aigus aux derniers mots, signe d’une tension qu’elle peine à contenir. « J’pensais que tu m’aimais assez pour pas passer par quatre chemins justement, mais t’inquiète, j’vais les poser mes questions. » Elle se retourne pour le regarder, les traits tirés par la peine. Colère et tristesse ne font jamais bon ménage, et la tension qui la porte ne saurait s’expliquer par une simple tentative de gagner du temps de son camarade.

« D’où tu portes une capuche chez toi d’abord ? Tu me prends vraiment pour une sombre conne en fait. Tu veux faire le mec et parler en adultes ? Commence par te respecter et enlève ça, connard ! » Sa voix porte dans l’appartement, semblable à un rugissement. Poignets se serrent un peu plus dans son dos, douleur qui fait écho à son visage déformé. « Tu viens pas au taf à l’heure et tu ne réponds pas quand on t’appelle, et là tu fais genre nan mais tout va bien, je vais vous expliquer. NON RYUNG ! Tout ne va pas bien ! TU VOIS PAS QU’IL Y A DES GENS QUI S’INQUIETTENT POUR TOI ? T’IMAGINE JUSTE UN PEU DANS TON CERVEAU ATROPHIE CE QU’ON PEUT IMAGINER QUAND TU FAIS CA ? Mais non hein, tout va bien, t’es juste en retard et tout et normal. Gneugneugneu, tu voulais me parler de quoi ? MAIS VA BIEN NIQUER TA MERE, PUTAIN ! »

L’écume perle à son visage et les premiers sanglots lui serrent la gorge. Elle s’en veut de se sentir si faible et impuissante, si conne aussi pour penser que d’autres que Cat puissent se mettre à sa place, juste un peu, juste une fois, et respecter ses limites. Elle s’en veut pour ces larmes qui affluent et qu’elle ne contient pas, comme une emprise de lui sur elle, une défaite sans même qu’un combat n’ait été livré. Sa voix se brise. « La dernière fois, il n’est pas rentré. » Il, parce qu’elle ne peut pas le nommer, ne le supporte pas. L’évoquer simplement lui donne envie de crever. « Parce que c’est ça la vie, tu prends confiance et on te brise. T’as cette mauvaise confiance, le même putain de regard. » Le même éclat mais pas les mêmes yeux. Personne. Elle se frotte rageusement le visage pour tenter de faire partir l’écume. « Et j’te laisserai pas faire. Donc tu vas m’expliquer, et je vais m’en charger. »