Behind blue eyes - Alaois

Les premiers rayons de lune percent l’épais brouillard. Elle avance lentement, pieds nus dans l’herbe humide, tâtonnant dans l’obscurité. Elle cherche - ne sait pas quoi, ne se souvient pas. S’enfonce dans la boue et essaye aussitôt de se dégager – trébuche. Filament de lumière froide caresse ses paumes carmin et elle hoquette en découvrant le filet de sang qui glisse entre ses doigts, qui ne semble pouvoir se tarir. Un corps devant elle, dont elle ne peut pas voir le visage mais qu’elle connait pourtant, et la bouche qui s’ouvre pour libérer un hurlement d’horreur – mais n’y parvient pas. Elle, immobile et mutique, incapable même quand le corps entier vibre, et le carmin toujours, épais et poisseux.

Il y a ce cri qu’elle libère en sursaut. Elle les yeux grands ouverts et l’affolement dans les sens. Le tâtonnement autour d’elle dans la pénombre de la pièce, et le lit qu’elle reconnait mais qui ne semble pas vraiment réel. Sir Patoune, dont le premier réflexe a été de plonger sa tête dans l’oreiller, commence à se redresser pour la dévisager avec son inquiétude habituelle. Index tremblant vient courir le long de son oreille pour lui dire que tout va bien, qu’elle est encore là, avant qu’elle ne bascule sur le côté pour s’asseoir sur le bord du lit, le palpitant en panique et les frissons qui la saisissent, sueur froide, trempée de partout. Un corps, devant elle. Ses mains se tordent l’une contre l’autre, viennent chercher ses avant-bras pour se serrer fort jusqu’à se faire mal. Gémissement plaintif.

Il y a les pattes sur ses épaules tandis qu’il se plaque contre elle, et sa chaleur douce qui rassure quand il pose sa tête à côté de la sienne. Elle a un petit rire nerveux et le souffle qui se cherche, puis le silence immobile avec lui, jusqu’à ce que les images se fassent moins nettes et que son corps lui revienne vraiment. Je dois le voir. Sir Patoune redescend lentement pour s’asseoir au milieu du lit avec une certaine rigidité – comme à chaque contrariété. Tu n’es pas obligé de venir, tu sais ? Je serai là demain matin. Le lapin n’aime pas qu’elle le laisse seul, mais il déteste encore plus devoir la suivre dans des tas d’endroits qu’il ne connait pas. Cela fait un moment qu’il n’a pas été là-bas. Avec de la roquette, pour le plus courageux des familiers.

C’est joli la ville de nuit quand il a plu et que la lumière agressive des néons vient se refléter au sol. Il est trop tard pour que les bus ne circulent, alors elle court d’une foulée régulière et se concentre sur ces couleurs qui défilent sous elle – cherche à calmer cette adrénaline provoquée par le sentiment d’urgence de son corps en mouvement. Ce n’est pas la première fois et ce n’est probablement qu’un sale cauchemar de plus, mais parfois les rêves et la réalité se confondent et ça n’est pas si simple, comme ses souvenirs échoués, ces états d’hébétude quand elle se découvre là où elle ne pensait pas vraiment être. Ce n’est probablement qu’un cauchemar mais peut-être qu’il s’est passé quelque chose, cette nuit, hier, la semaine dernière… Bien longtemps qu’elle ne peut plus faire confiance à son cerveau.

La porte du hall d’entrée est fermée. Bear la secoue vivement pour évacuer un peu de frustration et lui assène quelques coups de pieds avant de se tourner vers le panneau lumineux à côté. Les yeux plissés, la langue tirée pour plus de concentration, elle cherche et s’arrête face au bon bouton, le 319, chez Cat et pas chez Rat, non. Appuie quatre fois très vite. Ça sonne. Une fois. Deux fois. Trop long. Elle s’éloigne pour retrouver la façade de l’immeuble, prend une détente féline et bondit – s’agrippe à la première maigre prise et continue à se hisser aussi vite que possible, jusqu’à atteindre la fenêtre visée du troisième étage. La sorcière se hisse sur la pierre étroite, et tambourine contre la paroi de verre. « Cat, c’est urgent ! »

La fenêtre s’ouvre lentement et laisse apparaître le visage d’un homme, les cheveux en pétard et la joue encore plissée, le regard bleu encore engourdi de sommeil. Bear se fige un instant et fronce les sourcils en le dévisageant, entre doute et crainte, et son index vient appuyer contre son épaule comme pour la faire reculer d’une impulsion, puis se retirer l’air de rien. « Salut », qu’elle marmonne tandis que son corps semble se détendre légèrement. Ce n’est qu’un mauvais rêve. Elle détourne le regard pour regarder en-dessous d’elle, chemin retour plus compliqué à faire, et revient lentement vers lui, la main toujours sur la poignée. Soupir. « J’peux rentrer ? J’ai faim. » Sans vraiment attendre de réponse, Bear glisse à l’intérieur. « Te reste des crocopop’s ? »

Du coin de l’œil, Bear cherche la silhouette de Bart le grand. Le raton-laveur est à la fois son meilleur allié et une plaie absolue, et son inconstance chaotique lui ferait sans doute du bien ce soir. S’il ne s’est pas encore pointé c’est probablement parce que ronfler lui prend déjà trop d’énergie. Triste. Elle entend Cat refermer la fenêtre derrière elle mais ne se retourne pas, cheminant déjà vers la cuisine avec sa nonchalance habituelle.

Il ouvre le placard et sort le paquet en carton brillant jaune et rouge orné du logo qu’elle connait bien. C’est bien ça. Elle hoche doucement de la tête pour signifier son approbation et tend la main pour s’en saisir mais le paquet résiste dans la main de son ami, ne se détache pas. Un éclat de surprise perce ses yeux, sous son visage impassible, alors qu’elle les plante dans ceux de Cat. Pourquoi ?

"Tu es là juste pour ça ?"

Letha fronce les sourcils, visiblement contrariée par la question au moins autant que par la rétention de crocopop’s. Ce n’est pas bien. Ne peut-il pas comprendre et la laisser vivre simplement, et passer un moment avec elle en silence ? Pourquoi parler toujours, trouver les mots, expliquer ? Pour lui dire quoi, d’ailleurs ? Que son cerveau est foutu depuis bien longtemps et qu’elle continue de se perdre, des années après ? Que ces sachets de magikjuana au pied de son lit ne sont pas là pour son plaisir mais pour l’aider à dormir et à fuir les cauchemars, et que parfois elle n’en peut plus ? Non, elle veut juste manger tranquillement ses céréales avec lui à côté, et putain, c’est pas compliqué non plus.

La main se resserre sur le carton qui plie en grinçant, et le bruit des crocopop’s qui s’effritent sous la pression – et se retire avant d’être tentée de tout pulvériser et d’envoyer balader le paquet au loin d’un coup contrarié. Elle se détourne boudeuse, tête rentrée dans les épaules, le sweat trop grand et troué par endroits – s’éloigne de quelques pas. « C’est pas bien. » Sa voix vibre sous une tension à peine contenue, comme si elle était soudainement au bord des larmes. « Garde les tes crocopop’s. Elles sont pas bonnes t’façons. »

Envie de casser. Non, c’est pas bien, on ne fait pas ça chez les gens qu’on aime. Se dandine, inconfortable, les mains qui reviennent sur les avant-bras, qui commencent à serrer, et l’image de Sir Patoune confortablement enfoui sous la couette, et le regret. Elle aurait dû en prendre et se rendormir, ouais. Un grognement frustré s’échappe de ses lèvres alors qu’elle hoche la tête et s’éloigne encore pour tourner en rond autour de la table. C’est pas bien mais le chantage c’est mal aussi, ça se fait pas. On ne fait pas ça.

Bear se rue à une vitesse surnaturelle sur le plan de travail et ses chaussures claquent sur le marbre quand elle saute dessus. La prise du grille-pain s’arrache et elle le lance de toutes ses forces au sol. Respiration lourde, les jambes fléchies sur son nouveau territoire, les traits déformés par la contrariété, et le regard sombre qui se baisse pour regarder les composants étalés partout en-dessous d’elle. Confusion. N’ose pas le regarder, trop consciente peut-être d’avoir fait une connerie.

« C’est pas celui que j’t’ai offert… si ? »

Il se dirige lentement vers elle, la main tendue comme pour l’aider à descendre si elle voulait. Comme si elle pouvait soudainement avoir besoin d’aide pour rejoindre le sol d’un simple plan de travail. Letha ne bouge pas, elle, pupilles sombres et contrariées allant et venant entre les débris de vert émaillé et l’immensité du lac d’été. Cat lui répond finalement sans que la moindre tension ne perce à sa voix ou ne vienne tendre ses traits. Les sourcils se froncent, déconcertés par cet aveu. « Tu ne l’utilises pas ? » Sa déception est évidente, comme si les attentions qu’elle se forçait à faire perdaient soudainement de leur valeur. Elle se fiche bien de dépenser une blinde pour un objet jugé moche et inutile mais cette réponse résonne comme une défaite – dont elle se remettra sans doute rapidement. La prochaine fois, s’assurer qu’il l’utilise.

Glisse du plan de travail sans se saisir de la main tendue d’Alaois, pas par colère ou défiance mais simplement parce qu’elle n’en a pas besoin, puis se dirige très naturellement vers le paquet de crocopop’s pour le poser sur la table. Marmonne en cherchant un bol et une cuillère jusqu’à ce qu’il les lui tende, et hoche vivement de la tête en guise de remerciement. Puis, ouvre le frigo dans un soupir satisfait et plisse les yeux pour en évaluer le contenu, comme si elle cherchait quelque chose. Main se dirige finalement vers le bac à légumes d’où elle tire une bière dans un petit grognement. La capsule vient se plaquer contre le bois de la table et elle la claque d’un coup sec avant de verser une partie du contenu dans son bol de céréales, et semble se détendre à la vue des billes de chocolat nageant dans la mousse épaisse de la bière.

Letha en prend une grande cuillère en regardant autour d’elle et l’ombre d’un sourire se dessine quand elle alterne avec une gorgée du contenu de la bouteille. Ses pieds battent dans le vide du haut de cette chaisetrop haute pour elle, à la manière d’une enfant sur une balançoire figée. « Ch’est cro bon les crocopop’s ». Son attention se stabilise finalement vers son ami et la raison initiale de sa présence dans cette cuisine lui revient en tête. Elle le revoit dans l’herbe humide, inerte, le sang épais et visqueux, partout, son bras droit étendu face au ciel comme après avoir voulu montrer quelque chose une dernière fois. Peut-être les rayons de lune filtrés par le feuillage, ou le visage de son agresseur. Mâchonne vivement. Un mauvais rêve. Un putain de mauvais rêve, parce que cette bière est bien réelle et qu’il est devant elle, fatigué mais présent.

« Comment cha va en che moment, Cat ? » Ses iris sombres viennent chercher l’étendue calme du lac et l’intention qui y vibre rompt avec la légèreté de la question. Elle sait qu’il faut parfois préciser un peu ses propos pour éviter qu’on puisse les répondre à côté, mais elle cherche à aller au plus simple. Souvent, aligner trop de mots la pousse à se perdre et elle n’aime pas le superflu, la sensation de parler dans le vide. « Je parle de toi, pas du Friday. Toi. Comment va ? »