[Abandonné] From the dawn of time to the end of days I will have to run away

Une bourrasque glaciale vient lui fouetter le visage alors qu’il avance lentement vers Hermitage of Braid. Une nouvelle nuit sans sommeil, une nouvelle journée où les yeux se plisseront un peu plus et où les cernes deviendront bleutés à force d’être titillés par les insomnies régulières. Il s’est pourtant couché tôt, une tisane en main, prêt à sombrer de longues heures. Mais si la décoction a bel et bien fonctionné, les cauchemars, eux, ont repris le dessus au bout de deux heures à peine. De quoi éveiller n’importe qui. Parfois, Davi se dit qu’effacer sa mémoire serait peut-être plus efficace, pour oublier les images, pour oublier les cris. Pour oublier tout ce qui le rattache à Rio Branco. Et puis, le zoomancien se rappelle du reste, des moments qui lui ont réchauffé le cœur et des sourires qui font éclore le sien.
Plus efficace, peut-être, mais pas une bonne solution. Alors la balade nocturne est privilégiée, quand à 3h du matin, le sommeil n’est toujours pas revenu.

Les boots qui s’écrasent contre la neige font un bruit agréable. Il n’y a jamais personne à cette heure-ci à Hermitage of Braid, seulement les oiseaux et des petits mammifères de la zone forestière. C’est son emplacement favori, au zoomancien, bien que les arbres ne ressemblent pas vraiment à ceux de chez lui. Il y a quelque chose de rassurant, entre les bruits des nocturnes qui s’éveillent, le hululement des chouettes, les froissements des feuilles et les stridulations des criquets. Il pourrait effleurer un des insectes, pour partager ses pensées, mais ne veut pas les déranger. Rester en silence, c’est tout aussi bien que de communiquer.
Davi a le nez au vent et les yeux brillants. On ne sera jamais s’il s’agit de fatigue ou de joie, de se retrouver ici sans avoir à expliquer sa présence. Juste tendre l’oreille, se faire discret et oublier pendant un moment qu’en dehors d’Hermitage, la réalité finira par l’étrangler.

Il marche depuis près d’une heure dans les fourrés quand une chauve-souris passe à quelques mètres de lui. Elle a quelque chose d’étonnant dans sa façon de voler. Une assurance propre qui lui rappelle la sienne, quand il se transformait en petit mammifère. En y pensant, cela fait bien longtemps qu’il n’a pas tenté l’expérience.

Il aurait dû se douter que la chauve-souris n’avait rien d’animal. Qu’il s’agissait tout simplement d’un homologue zoomancien, en pleine tentative de combattre les bourrasques et d’éviter les ailes déchirées. Pour le plaisir d’être seul dans le silence du froid hivernal, c’était donc raté.

En le voyant se transformer, Davi s’arrêta net dans sa marche : mains sorties des poches, menton relevé, yeux plissés, il y avait dans sa posture plus de défense qu’il ne l’aurait souhaité. Les mauvaises habitudes qui le collaient comme du sirop d'agave.

Est-ce que tout va bien ? Vous êtes perdu ?

Perdu ? Donnait-il vraiment l’image d’un être paumé en pleine nuit ? À déambuler parmi les arbres secoués par le vent et refroidis par la poudreuse ? Il espérait que non, mais peut-être que l’inconnu s’inquiétait simplement pour lui, sans chercher plus. Tu sais que tu commences à ressembler à un tapir ? Un tapir. Il ne poussait pas des petits cris aigus face au danger ! Peut-être que ça ne saurait tarder vu comment tu te refermes… Il ne se refermait pas, il… Le zoomancien secoua discrètement la tête face aux pensées de Liz, avant de prendre la parole pour effacer les suppositions stupides de son familier.

- Et vous ? Pas trop fatigué des bras ?

Ne pas répondre mais s'inquiéter à son tour. Bien là un comportement digne de l'ainé des Galhardo. Car vu le vol que l’inconnu avait dû faire pour arriver jusqu’à là… Même avec sa carrure, Davi sentait le vent le pousser en arrière, s’enroulant contre ses cuisses et ses mollets. Mais si la chaleur humide de Rio Branco lui manquait parfois, ce serait un mensonge de dire que ce temps glacial lui déplaisait. Comme si la rudesse du froid venait réveiller les émotions anesthésiées depuis trop longtemps et qu’à chaque nouveau frisson, le zoomancien réapprenait à ressentir le moment présent.

Plissant encore les yeux, au point où les billes claires n’étaient plus que des fentes, il reprit aussitôt :

- On s’est déjà vu, non ?

La douceur des traits, les cheveux aussi sombres que l’ébène et le manteau bien remonté sur son cou lui disaient bien quelque chose. Mais d’où, Davi était bien incapable de s’en rappeler. Si le froid réveillait ces sentiments, il n’agissait pas vraiment sur sa mémoire et son manque flagrant d’utilité ces dernières années.

Info:

Un autre insomniaque ? Davi pouvait aisément comprendre que se changer en animal et aller voler quelques kilomètres était proche d’une forme de méditation. Lui-même, à une époque, utilisait ce don pour se couper du monde. Il se rappelait encore les sensations dans le cou et les bras, quand il devenait une musaraigne ou un coléoptère. C’était grisant, de sentir chaque cellule se muer en une autre pour parvenir à s’intégrer au monde animal. À chaque transformation, il en oubliait les matinées à se prendre la tête avec les voleurs de terres et mettait de côté les responsabilités. Liz l’accompagnait toujours, quand il partait en forêt sous une autre forme, amusé de le voir si petit, si rapide ou si pataud.

Et à la réponse de l’inconnu sur son identité, Davi se sentit comme à cette époque, en apprentissage malgré les années passées. Le Mystique des Essaims… Même si le zoomancien n’était pas vraiment intégré à son Coven, il aurait dû tout de même reconnaitre le porteur d’un des rôles qui le constituait. Le menton baissé, la ligne de son sourire se mua en une moue mal à l’aise quand il entendit la suite. Lui avait quitté la place aussi vite que possible, gêné par les odeurs capitonnées du vin chaud et l’effusion de joie qui n’avait pas réussi à comprendre : qui aime se retrouver glacé jusqu’aux os, les chaussettes mouillées et le nez rougi par le vent ?

- Dégénéré, ça c’est sûr…

Plus pour lui que pour son interlocuteur, le murmure sentait bon le mépris même si la réalité avait plus des allures d’angoisse. Trop de bruits, trop de mouvements, trop d’incertitudes. Mais Davi en parlerait-il, à un inconnu qui portait fièrement les couleurs de leur Coven ? Il était plus plausible qu’un pyrokinésiste devienne nageur professionnel ! Mais parler fait du bien. Regarde, quand tu me parles ! Peut-être mais cet Haesik n'était pas Liz. Juste une autre ombre dans la nuit, qui venait l'accompagner pour quelques instants.

- Que faites-vous, de votre côté, si ce n’est pas indiscret ?
- Hum ?

Il avait entendu, mais pas écouté et comme souvent, il lui fallut quelques secondes pour retrouver le fil de la question alors que son esprit était parti se nicher dans les angoisses rassurantes. Elles au moins, elles ne le surprenaient jamais.

- Je… marche ?

Sourcils froncés, menton revenu à sa place initiale, bien haut, tandis que les étoiles venaient recouvrir ses boucles sombres. Pourquoi lui poser une telle question ? Il n’était pas ici pour confectionner un bonhomme de neige ! Peut-être qu’il parle de ton métier Davi. Ah. Oui, plus probable et maintenant, très gênant. Le menton s'abaissa légèrement.

- Je suis styliste. J’ai une boutique sur Old Town, au croisement de la 4e et de la 16e. Davi Galhardo, simple membre du Coven.

Car il fallait bien se présenter, en réponse au prénom offert par l’inconnu quelques instants plus tôt. Même si tout était dans un ordre déstructuré.

- Pas trop de mal à convaincre les abeilles de sortir par ce temps ? Pour faire passer des messages, je veux dire.

Car les récoltes étaient en pause et normalement, les abeilles hibernaient tout l’hiver, pour se prémunir du froid de la région. Le zoomancien les imaginait râler sous les demandes du mystique des essaims, antennes pointées vers lui comme un doigt accusateur. Ça le fit sourire.

Info:

Davi avait toujours aimé écouter les autres parler, surtout lorsqu’iels avaient des choses intéressantes à dire. Leur laisser de l’espace pour que les mots tissent des histoires, leur donner du temps pour que les explications se clarifient. C’était agréable, de voir les autres fleurir en développant simplement un sujet qui leur tenait à coeur.
Le zoomancien était un féru de l’apprentissage, surtout quand il ne s’agissait pas des thématiques qu’il maitrisait. Et bien que les abeilles fassent partie du règne animal et que Davi les respectaient pour un bon nombre de raisons, il n’y connaissait pas grand-chose. Son savoir à lui était plus proche de la terre humide, des insectes rampants, des lépidoptères aux ailes déployées ou des sauriens captivants. Alors entendre le Mystique des Essaims lui expliquer avec passion le quotidien hivernal des abeilles lui fit oublier pendant quelques secondes, les angoisses qui lui murmuraient de continuer son chemin.

-… Mon prédécesseur me donne régulièrement des coups de main et nos familiers nous rendent bien service également.Peut-être les avez-vous déjà croisés, d’ailleurs. Une louve blanche et un ours Kodiak

Il hocha de la tête en entendant la dernière information.

- Ah oui, j’ai déjà vu une louve dans Old Town avec du courrier entre les dents. C’était peut-être elle.

Davi aurait aimé mettre plus de joie dans son ton, mais comme d’habitude, sa voix était aussi plate que l’intérêt porté à son coven. Pourtant une factrice en pelage blanc, dont un œil était voilé, ce n’était pas tous les jours qu’on en croisait une ! Il se souvenait avoir souri en la voyant déambuler dans le quartier, se demandant bien quel familier pouvait délivrer du courrier avec un tel panache.

Une bourrasque glaciale le fit reculer d’un pas, s’engouffrant sous sa veste pour venir le pousser vers la suite de sa balade. Invite-le à venir avec toi ! La petite voix de Liz était aussi douce qu’un flocon et Davi ne se voyait pas le chasser d’un au revoir.

- On peut marcher ensemble si vous voulez. Ça nous évitera de tomber en hypothermie tout seul.

Une réflexion qu’il savait plus glaçante qu’amusante, mais au moins, il essayait !

- Sans vouloir m’occuper de ce qui ne me regarde pas, vous connaissez Ceridwen Fraser-Ofori ? Elle est apothicaire et propose des remèdes contre les insomnies. Enfin, si vous ne dormez pas car quelqu’un ronfle trop fort à côté de vous, ce serait plutôt à cette personne d’aller la consulter.

Info:

Davi hocha de la tête en silence, peu étonné d’apprendre que le jeune homme avait aussi un certain talent pour la préparation de boissons vertueuses. Quand on était la proie favorite des insomnies, on devenait professionnel dans de nombreux domaines qui n’avaient parfois rien à voir avec notre métier ou notre magie : tisane, exercices de relaxation, respiration alternée, étirements… Alors si en plus, on faisait partie du Coven des Vergers... La nature était un panier garni de plantes et de fleurs prêtes à aider toute personne qui la respectait. À Rio Branco, Davi prenait quotidiennement du gomphrena, une plante adaptogène qui lui offrait du répit dans ses nuits compliquées. Il n’y avait pas que les incendies, qui avaient ravagé son sommeil. Les nuits courtes et les pensées engluées par la crainte avaient toujours fait partie de lui. Elles étaient simplement devenues quotidiennes depuis son départ du Brésil.

- Moi ? Je ne crois pas que je ronfle. Personne ne m’en a parlé en tout cas.

Et à part ses adelphes, Davi n’avait jamais dormi avec quelqu’un d’autre. Il appréciait trop les draps frais quand il se posait dans son lit - car oui, il aimait s’y allonger à défaut d’y sommeiller. Et puis, sentir la chaleur d’un autre corps à côté ne l’avait jamais vraiment intéressé, surtout qu’il avait facilement des suées nocturnes. Combien de fois Liz l’avait réveillé en frôlant ses joues de ses ailes nerveuses pour l’obliger à changer de t-shirt ou même de taie d’oreiller. Les nuits complètes et sans terreur avaient le goût de l’enfance partie trop vite. Parfois, Davi aurait aimé y retourner.

- J’ai essayé pas mal de choses. Trop peut-être. Et puis à force, on s’habitue à avoir des journées plus longues que la moyenne. C’est agréable.

Oui, pouvoir travailler encore et encore, créer sans avoir les paupières qui se ferment et la vue qui se brouille. Enfin, si, les paupières se fermaient et la vue se brouillait. Juste plus lentement, moins souvent et d’une tasse de thé brûlant, étaient reléguées à l’heure d’après.

Il sentait ses pieds s’enfoncer dans la neige et le bout de ses orteils se refroidir un peu plus au fil des mètres parcourus. Est-ce qu’Haesik aurait continué son vol s’il ne l’avait pas aperçu ? Peut-être n’était-il pas habitué à marcher autant dans la poudreuse. Demande-lui s’il a froid ? Non, ce serait bizarre.

En pleine réflexion, il vit la barre de céréales tendue devant lui, offerte. Le zoomancien releva les yeux et se sentit gêné de refuser, mais Davi restait Davi, il ne savait ni mentir ni acquiescer pour faire plaisir.

- Merci, mais je ne consomme pas de miel.

Ça l’étonnait toujours de rencontrer des membres du Coven non vegan ou uniquement végétarien. Davi se savait strict sur ce point, mais n’allait jamais en tenir rigueur à ses interlocuteurices (sauf celleux qui l’emmerdaient avec, cela allait de soi).

- Vous utilisez le miel de la ruche de vos collègues ailées ? Ça ne les… dérange pas ?

Il espérait qu’Haesik ne le prenne pas mal. Il aurait dû lui demander s’il n’avait pas froid au lieu de partir sur ce terrain.

Info:

On entendait la passion et le respect dans chaque mot d’Haesik. De ses explications sur le travail des abeilles à l’accord passé avec le sorcier au vocabulaire utilisé. Pas un terme violent présupposant que la gelée royale ne leur était pas vraiment utile par exemple. Le zoomancien ne put s’empêcher de sourire, éprouvant après cette explication bien plus de sympathie pour son confrère qu’il y avait encore quelques secondes. Davi était peut-être membre de son Coven, mais il en restait bien éloigné. Il n’avait jamais rencontré les sphères décisionnaires des Vergers et s’il était ami avec Priya, rares étaient les moments où iels évoquaient sa profession. Alors rencontrer une autre personne ayant une place importante parmi les sien·nes le laissait un peu entre deux sentiments. Pas qu’il en restait éloigné par manque de confiance ou autre, Davi voulait simplement avoir une existence libérée de tout aspect politique et stratégique : il avait bien assez donné durant sa jeunesse et se souvenait des conséquences malgré toute leur bonne volonté. Heureusement, Haesik avait su, en quelques mots, lui donner un semblant de confiance et le rassurer. On pouvait faire parti·e des rôles importants tout en restant la tête sur les épaules et le respect en ligne de mire.

- N’hésitez pas à vous entretenir avec elles pendant les beaux jours si vous en croisez…
- J’en prends note, j’irais les saluer avec plaisir.

Rien que l’idée de se projeter vers la belle saison lui fit garder son sourire discret. Il le fera sur les jours où ses pensées n’étaient pas trop occupées par un papillon baudroie, mais avait déjà hâte d’aller découvrir leur univers et leur façon de procéder.
Quant à la proposition de boire un thé bien chaud, elle le laissa quelques instants silencieux, relevant le nez au ciel comme pour savoir si le froid était encore tenable pour y déambuler. Sa respiration était si glacée que Davi avait la sensation d'avoir la tête dans un congélateur.

- Ce ne serait pas de refus. À un moment, il faut se faire une raison : on se les caille.

Le léger rire qui accompagna sa remarque le surprit. Il était rare que le brun se laisser aller à un tintement sonore, encore moins à accepter une invitation (au beau milieu de la nuit ou en pleine journée cela ne changeait pas grand-chose ! ) Mais dans cette situation, alors que le vent s’engouffrait sous leur manteau et mordait la moindre parcelle de peau accessible, refuser aurait été impoli et illogique. Surtout qu’Haesik avait visiblement tant à partager que Davi s’imaginait déjà l’écouter parler avec attention, sans avoir à se forcer à rester ou à faire écho à ses explications.

- Je connais un café qui est ouvert de nuit. Par contre, je…. je ne me transforme pas. C’est à deux kilomètres d’ici, mais je peux payer le taxi. Ou on peut aussi aller chez vous, si c’est ce que vous pensiez ? Pas que je veuille m’inviter bien sûr et…

Il s’arrêta net, gêné par ce trop-plein de paroles qui déborda par manque d’habitude. Il releva la main, comme pour s‘excuser.

- Enfin, je vous suis.