[Terminé] Be careful making wishes in the dark.

Il est 16h quand Davi lève le nez de son établi. Il n’a pas vu les heures passées et seul le bruit fracassant de la pluie sur le velux a fini par le sortir de sa concentration. La veste est presque terminée, prend vie entre ses doigts vifs alors qu’au sol, les fils et tissus forment un champ de confettis. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas travaillé sur un tel vêtement, plutôt habitué à des robes de cocktails ou autre tenue festive. Une veste demande une tout autre façon de réfléchir, une couture différente, un patron aux mesures strictes, qui ne laisse pas de place à l’incertitude. Là où le tissu vaporeux et les volants colorés permettent l’élan créatif de dernière minute, une veste cintrée oblige à rester concentré tout du long, sans omettre le moindre point.
Posant délicatement la pièce bleu roi sur sa table de travail, il attrape la gourde à côté de lui. La surface n’a pas baissé d’une mesure depuis ce matin. Il a oublié de boire, comme il a oublié de manger. Davi, tu vas finir par avoir la peau d'un tatou ! Liz a raison. Ça le fait se passer une main sur le front, fatigué de voir son corps le trahir au point de ne plus lui envoyer le moindre signe. Chez lui, les repas sont à heures fixes et ses Post-its à tout va lui permettent de s’en souvenir. Mais ici… Oh, à son atelier, c’est comme si la routine rassurante disparaissait en voyant débarquer la créativité.

Il se lève, prend finalement une longue gorgée d’eau fraiche et se surprend à garder la tête en arrière, le regard rivé sur le velux. Le ploc est bruyant, frappe la vitre avec une telle vélocité que le souvenir d’une autre soirée, dans un autre pays, le happe sans qu’il puisse l’arrêter : une nuit, dans la forêt de Rio Branco, en pleine saison des pluies. Liz qui lui chatouillait le ventre, sous son large t-shirt, pour éviter de se mouiller les ailes. Lui qui restait là statique, le corps trempé et l’impression de vivre. Pas de goutte qui s’écroule au sol ce soir, pas de jean à faire sécher ni de toux à soigner le lendemain. Rien que le regard rivé sur le velux, qui le protège tant bien que mal des souvenirs lointains.
La clochette de la porte d’entrée le rappelle à l’ordre. Les sourcils se froncent comme un tissu compressé : la boutique est fermée aujourd’hui, mais il garde toujours la porte ouverte, au cas où l’un·e de ses adelphes passerait sans le prévenir - ce qu'il n'aime pas mais il les aime elleux alors il laisse faire. Remontant les marches à son rythme pour rejoindre le rez-de-chaussée, il entre à peine dans la pièce quand un visage légèrement familier lui fait garder ses sourcils froncés. Un voisin. Et pas n’importe lequel, le pire du quartier.

- La boutique est fermée, je vous laisse trouver la sortie tout seul.

Pas un sourire ni le respect qu’il offre habituellement à sa clientèle. Rien que l’agacement qui pointe le bout de son nez en voyant les bouclettes impertinentes d’Alaois Ó Fearghail.

Info a écrit:Texte en italique : il entend son familier lui parler.

- La porte était ouverte, si c'était réellement fermé, je ne serais pas là.

Une porte ouverte était aussi une invitation à sortir. Et la vision de lui réouvrant ladite porte pour pousser à l’extérieur de sa boutique Alaois était agréable. S’imaginer le paf du corps contre le bitume trempé, les bouclettes grasses de saleté et ses mains aussi grises que son teint de fumeur, c’était même plus qu’agréable. C’était euphorisant. Est-ce qu’Alaois fumait vraiment ? Davi n’en savait rien, mais il s’en était persuadé au fil du temps.
Presque, il aurait même souri si, en sortant de son imagination, il n’avait pas retrouvé devant lui le visage fanfaronnant de l’aéromancien. Et puis, le pousser à l’extérieur signifiait poser ses paumes sur la veste humide du gérant de bar, qui avait trainé je-ne-sais-où et avec je-ne-sais-qui. Si Davi se salissait facilement les mains, c’était toujours pour une cause importante. Et balancer Alaois dans la rue n’en était pas une, se trouvant au même niveau que sortir les poubelles le jeudi soir. S’en était dire le peu de respect que Davi avait envers son cher voisin.

- Et si vous saviez lire, vous auriez remarqué la pancarte “fermée”.

Regard appuyé sur le chat d’égout au pelage trempé, avant de laisser glisser ses prunelles claires jusqu’à son pantalon… Pantalon qui salissait son parquet, à force de goutter. Le ploc ploc régulier lui tira une grimace digne d’un enfant de 4 ans. Oui, parfois Davi agissait comme un gosse et n'en avait même pas conscience. Une façon involontaire de ressentir ce que pendant des années, il s'était interdit de vivre.
Se détournant de l’entrée, il se pencha sur la caisse et en sortit un torchon propre.

- Essuyez-vous avant que je vous adresse une mise en demeure pour dégradation de bien privé.

Fit-il en le balançant au brun, d’un air aussi fermé que le sera sa porte demain.

Il l’épuise déjà. À être ici, devant ses yeux, à se moquer ouvertement de sa boutique - dont la devanture n’a rien d’une cascade -, à jeter des regards en coin qui en disent long sur ses pensées. Davi n’a aucun souci avec les critiques constructives ou même les remarques cinglantes. Mais seulement exister pour emmerder le monde et s’en réjouir est une des facettes d’Alaois qui lui fait voir rouge en un rien de temps. Comme si l’enfant des Vents connaissait le bouton sur lequel appuyer pour faire mûrir l’enfant des Vergers comme une pomme prête à tomber sur la tête du premier con qui passe par là.

- Merci, remarquez que je n'ai pas bougé pour en mettre partout et que je ne me suis pas non plus approché de vos... articles.

Articles. Le mot utilisé lui fait prendre une longue inspiration alors que contre lui, il s’imagine les ailes frémissantes de Liz venues le chatouiller. Détends-toi, il veut juste t’embêter. Je n’aime pas ça. Personne n’aime ça, sauf lui. Liz a raison. Alaois a vraiment un don pour le faire s'agacer beaucoup trop vite : les joues qui reprennent des couleurs, mais pas les bonnes et les jointures des doigts qui blanchissent sont les premières preuves d’une colère sourde qui monte.

- Alors, m'adresser une mise en demeure alors que je ne contrôle pas la météo et que j'ai tout fait pour ne pas aller plus loin et donc éviter de salir votre précieuse boutique.

Il marque un point. Si en plus Liz va dans son sens…

- Donc vous ne manipulez pas encore les nuages. Vu votre façon de pavaner dans le quartier, j’aurais cru que vous étiez un petit génie de votre Coven. Décevant.

Le mot claque comme un éclair au sol. Qu’il lui retourne la remarque, le zoomancien n’en aura rien à carrer. Lui ne marche pas avec le menton tellement relevé qu’un coup du lapin ne saurait tarder !

S’avançant d’un pas décidé vers l’aérokinésiste, ce n’est que pour venir remettre un peu d’ordre dans les cintres de ses dernières créations. Avec délicatesse, les mains rugueuses, mais précises, Davi replace chaque chemise et robe à sa place, séparée par la même largeur. Mettre en lumière chaque tenue à sa juste valeur, sans que celle d’à côté vienne cannibaliser l’espace de sa voisine. Un détail pour certain·e, un plaisir pour Davi, qui utilise le contrôle des détails comme thérapie. Et puis, ce sera ça en moins à faire ce soir ! Il pourra continuer à coudre quand l’énergumène retournera dans son château aux sols collants et à la musique abrutissante. Car oui, il est encore là.

- Vous sentez le chien mouillé.

Et lui, le dédain.

Info:

-... Je préfère exceller dans bien d'autres domaines et laisser les choses se faire quand cela concerne un don."

Exceller dans la connerie sûrement. Et dans l’irrespect tant qu’on y était. Davi avait déjà une liste de domaines longue comme le bras dans lesquels Alaois devait se distinguer, mais aucun ne pouvait être énuméré à voix haute. Le zoomancien était peut-être agacé par l’aéro’, mais pas au point de lui cracher à la figure toute la haine qu’il ressentait à son encontre. Du moins, pas encore… Aufait, pourquoi tu ne l’aimes pas ? Bonne question, mais là n’était pas le sujet ! Quant au reste des mots du bouclé, ils glissèrent sur le sorcier comme un tissu en sabra, sans y laisser la moindre marque. S’attaquer à son estime de lui ? À sa perte de contrôle de ses dons ? Débutant va ! Cela le touchait autant que le sorcier en face de lui, mais Davi avait au moins l’intelligence de ne pas y répondre.
Les doigts toujours occupés, il vit bien les cintres bouger légèrement, pour s’écarter un peu trop des autres. Pas d’affreux courant d’air dans sa boutique, sauf celui à côté de lui, qui continuait de blablater encore et encore : au vu de la sécheresse de certains pays, Alaois devrait faire don d’un peu de sa salive pour y remédier !

- Et vous le mépris. Ça empeste même dans toute votre boutique.

Ah. Je vois pourquoi tu ne l’aimes pas. La voix fluette de Liz irradia dans son myocarde comme une explosion.

- Pardon ?

Davi se détourna lentement des vêtements, les yeux plissés de colère, les doigts tenant toujours délicatement une bretelle vermillon qui venait de glisser sous le souffle d’air. Il y avait un tel gouffre entre son geste et son regard que même lui n’était pas certain de sa prochaine réaction. Car s'il y avait bien des dizaines de sujets sur lequel Alaois pouvait l'attaquer et l'agacer, seulement une poignée avait la capacité de le faire sortir de ses gonds. Et son travail ici, tout ce qu'il tentait d'y faire pour aller mieux et continuer de faire vivre ce qu'il avait perdu cinq ans auparavant en faisait parti.

- D’où vous tenez cette idée que ma boutique est méprisante ? Et contre qui en plus?

Le ton était encore bien calme, mais à chaque mot, on pouvait y entendre un peu plus de l’accent du brésilien, roulant de colère face à l’incompréhension. Comment pouvait-il penser ça ? Et d’où tenait-il cette idée ?! La bretelle fut lâchée, Davi avait finalement décidé de la suite de la conversation.

- Est-ce que vous savez au moins ce que je fais vraiment ici ? Ou vous êtes trop occupé à pourrir la vie de votre clientèle avec votre business de merdeux ?!

Le ton plat habituel laissa place à un timbre caverneux, aussi doux que la colère qui ronronnait quotidiennement en lui. À force de s’y habituer, Davi avait oublié que surréagir ne le ferait jamais gagner.

Info:

Il le savait parfaitement, qu’Alaois jouerait de sa réaction. Qu’il serait un brin moqueur, voire à se foutre royalement de sa tronche. À jouer comme un chat avec une pelote de fil, qui perdrait de sa superbe à force d’être titillé. Davi avait déjà des griffures sur le cœur et les fils de son esprit qui se faisaient la malle depuis des années. Le barman n’aurait pas de mal à le transformer en un amas de brins impossible à démêler.

Et alors que lui avait les yeux plissés d’agacement, Alaois le regardait avec curiosité, posant des questions qui ne faisaient qu’alimenter le feu de la colère du premier.

- Mes clients consomment donc en âme et conscience, je ne les pourris donc pas.

En âme et conscience… Il avait envie de lui chiquer les doigts, ceux qui venaient tout juste d’enlacer son menton. D’effleurer sa peau et de dérober de ce qu’il y avait dans son crâne pour le lui balancer à la tronche. Mais Davi se retint, non sans mal, ses doigts se refermant en poing sous les émotions qui montaient crescendo.

-… Je serais ravi de savoir ce que vous me reprochez.

Le sourire de l’aéromancien aurait pu le faire vriller. Il lui rappelait trop celui des États-Uniens venus s’emparer des forêts de Rio Branco. Celleux même qui jouaient avec les mots et les prenaient pour des imbéciles à chaque réunion. Alors oui, Alaois aurait pu le faire exploser de colère avant de finir balancé dans la rue, là où les ordures attendaient d’être ramassées. Mais si les années avaient bien appris quelque chose au zoomancien, c’était que cette réaction le ferait finir lui, au fond de son atelier, incapable de rentrer à son appartement, incapable de se calmer.

Aller mieux, c’était aussi reconnaitre qu’il devait agir pour lui, même un peu.

- Sortez… de chez moi.

La voix était presque douce après sa question d’avant, comme la bise d’ici, glaciale, mais discrète. Les mains toujours closes, les phalanges blanchies, son corps était aussi tendu qu’une corde de guitare prête à être pincée. Le contraste avec le barman était frappant, lui semblait tellement à son aise dans cette conquête à celui qui tiendrait le plus longtemps. Davi avait toujours été nul avec la patience mais ce soir, il voulait seulement se protéger.

- Les vendeurs de mort comme vous, j’en ai déjà rencontré. Et je n’ai pas envie de continuer cette conversation. Dehors.

Liz restait silencieux, discret, invisible même. Comme si essayer de poser ses limites permettait à Davi de s’ancrer dans la réalité.

Davi sentit un tremblement courir le long de sa colonne au “non” d’Alaois. Il passa le long de ses vertèbres, descendit sur ses flancs pour remonter contre ses avant-bras, glaçant sa peau sur son chemin. Quand sa course infernale se termina, le frisson avait électrisé ses poings clos. Le zoomancien connaissait bien cette sensation, celle de l’angoisse qui se muait en une perte de contrôle. De la situation, de ses émotions, de ses pensées, de lui-même. Cette impression de se voir exploser sans être en mesure de prendre conscience des conséquences. De se sentir disparaitre pour laisser de la place uniquement aux réactions instinctives.

Le “non” d’Alaois, c’était un refus à ses limites, un bras d’honneur de l’aéromancien à ses multiples demandes de sortir d’ici. Son “non” était un écho à tous ceux que le couturier avait acceptés en silence, dans ces salles de réunion, sur ces terrains détruits à coups de pelleteuse, dans cette forêt devenue un enfer. Son “non” était un manque de respect, un pas de trop en avant, une claque pour lui rappeler que même dans sa boutique, Davi n’avait pas le droit de se faire entendre. On avait déjà piétiné une fois sa maison, pourquoi pas une seconde ?

Alors ce que l’aéromancien lui dit juste après, le trentenaire l’entendit à peine. C’était comme si son myocarde avait migré près de son oreille, ne lui offrant plus aucun répit. Comme si Alaois ne faisait que murmurer ses questions, pépiant comme un oisillon réclamant son dû. Davi le regardait sans ciller, les yeux clairs focalisés sur sa pomme d’Adam, qui remontait inlassablement sous la peau laiteuse. On aurait dit une balle de ping-pong qui n’attendait qu’à être attrapée.

Alaois était doué pour causer, savait manier les mots avec une telle aisance que même si le zoomancien avait essayé de répliquer, le barman l’aurait terrassé avec une autre question. Accuser les gens. Assumer. Qu’est ce que vous me reprochez. Comme s’il ne le savait pas déjà. Comme si tout le quartier près de son bar ne le savait pas déjà. Il jouait de son charisme, de sa verbe affutée comme une lame, prête à couper toute tentative de le faire tomber. Cela faisait bien longtemps que Davi n’avait pas haï quelqu’un avec cette intensité. Des années, qu’il n’avait pas ressenti autant.

En une fraction de seconde, sa main se leva pour venir encercler brutalement la gorge de l’aéromancien. Poigne de gorille, magie glissant dans ses phalanges pour soulever le corps maigrelet du barman alors que ses pieds les menaient déjà vers la sortie. C’était presque rassurant, cette sensation animale, qui venait ne faire qu’un avec la haine ressentie à l’encontre de l’homme entre ses doigts. Davi aurait pu serrer un peu plus, sentir la peau tendre s’écraser contre sa pulpe, broyer les vertèbres cervicales et entendre le craquement devenir le nouveau langage préféré d'Alaois. Il aurait pu, oui.

- J’ai dit dehors.

Porte ouverte, corps chétif balancé dans la rue comme un sac poubelle. Alaois pouvait bien répliquer, Davi n'en avait plus rien à faire. La porte se referma d’un coup sec.

Il sentit la rafale derrière la porte close aussi puissante que la colère qui suintait de tous ses pores. Littéralement. Davi était en nage, sa chemise collait contre sa peau en laissant des auréoles de sueur à mesure que les secondes défilaient. Le souffle, presque silencieux jusqu’à là, commença à remonter en de courtes et sonores inspirations. Derrière la porte, Alaois continuait de parler, la présence presque fantomatique qui ne voulait pas le laisser en paix. Peut-être pour son propre bien, finalement.

Davi aurait aimé lui expliquer, mettre des mots sur tout ce qu’il lui reprochait avec sérieux et sans imploser. Il aurait aimé être en mesure de réouvrir cette porte, de s’excuser de son comportement et de dire ce qu’il avait contre les activités probablement illicites de son personnel. Il aurait même simplement voulu glisser à travers la cloison quelques mots et lui proposer de revenir demain matin pour évoquer leur désaccord autour d’une tasse de thé. Comme des adultes responsables, comme des sorciers capables de discuter, sans s’énerver pour des détails. Mais il n’y arrivait pas. Ses pieds étaient collés au sol, lestés par du plomb pour empêcher tout mouvement. Il savait ce qui se passait, mais pour autant, il était incapable d’agir sur la situation. C’était comme sortir de son enveloppe corporelle et se voir immobile, les poings clos et tout le corps comprimé par l’angoisse qui léchait ses poumons.

Pas la moindre présence de Liz pour lui dire de s’asseoir. Seuls les mots d’Alaois, qui continuaient de se frayer un chemin jusqu’à lui et auxquels Davi se retenait pour ne pas sombrer. Si le barman savait que tant qu’il parlerait, le couturier réussirait à tenir la barque, peut-être aurait-il arrêté de suite.

Peut-être serait-il parti, pour le laisser se noyer.

Plus les secondes passaient, plus la voix d’Alaois se faisait lointaine, comme tenue dans du coton. Davi tentait de s’y accrocher même s’il n’avait aucune idée de ce que l’aéromancien racontait : entre le trou noir de son esprit et les vociférations d’Alaois, il préférait bien les secondes. À chaque angoisse, c’était la même chose. Du flot de pensées violentes et de questionnements intempestifs, il passait à un vide éprouvant où chaque battement de son cœur emplissait tout son être. Plus ils étaient rapides, plus Davi les entendait. Plus il les entendait, plus il paniquait. Plus il paniquait, plus son souffle s’accélérait. La ronde sinistre ne s’arrêtait que lorsque l’angoisse revenait à un niveau habituel, que les pensées reprenaient leur cheminement et que ses poumons abandonnaient leur course effrénée. Quand l’incendie s’éteignait. Et pour ça, il devait s'éloigner du déclencheur initial. Facile à dire, si complexe à faire, surtout quand la voix lointaine du potentiel responsable était aussi la seule chose qui le maintenait sur la pointe des pieds.

Il releva lentement la tête, le regard flou et la sensation de vertige dans tout son corps. Il avait l’impression d’être un arbre qu’on déracinait, tremblant de ses racines à ses branches. Rien n’était réel, Davi le savait inconsciemment et pourtant… Oh pourtant, on n’empêchait pas le cœur de fredonner son habituel chant.
Il lui fallut de longues minutes (ce n’était que des secondes en réalité) pour se laisser glisser au sol en tentant de garder le dos bien droit et le nez en l’air. Il ne devait surtout pas se recroqueviller entre ses jambes. Chez lui ça ne fonctionnait pas, même s'il en rêvait. Il y avait quelque chose de rassurant, dans le fait de regarder le sol et de s’y imaginer. Plus de souffle saccadé ni de poumons comprimés. Plus de douleurs, plus de pensées. Plus d’inquiétude pour des adelphes qui méritaient plus qu’un frère épuisant et épuisé. Parfois (souvent), Davi s’imaginait prendre feu pour essayer de comprendre ce qu’avait ressenti Liz dans la forêt. Qui sait, sa peau brûlerait peut-être à la même vitesse que ses ailes. Il l'espérait secrètement.

Davi, inspire.
Il commençait à se calmer, les pensées revenaient, Liz avec.

Avec difficulté, il releva la main droite et vint boucher l’une de ses narines. C’est bien Davi. Inspire. Expire. Il passa à l’autre narine. Inspire.

Si Liz était présent quand il n’allait pas bien, le papillon revenait aussi pour l’aider à remonter la pente. Pas trop, pour ne pas que son sorcier l’oublie, mais assez pour qu’il puisse répondre à sa petite voix. Quand il était absent, c’était le signe que le brésilien commençait à se pardonner ou alors, qu’il était prêt à le rejoindre. Jamais d’entre deux avec Davi.

Il continua, en alternant, encore et encore, chaque narine à chaque nouvelle inspiration. Cela dura peut-être une minute ou dix, il n’en avait pas conscience, mais quand il eut un frisson, il sut que le pire était passé. Que le cœur se calmait, que sa respiration suivait et que sa peau humide venait lui rappeler la température réelle de la pièce. Quand il réouvrit les yeux, la fatigue lui tomba sur les épaules comme une averse écossaise. Il crut voir derrière la baie vitrée une auréole de cheveux bruns mouillés. Alaois, toujours là, derrière la buée et les néons lumineux. Davi n’avait pas assez d’énergie pour se demander ce qu’il devait faire, ni s'il devait l'éviter et son corps décida pour lui, au bout d’un laps de temps incertain. La clé tourna dans la serrure, la porte fut entrouverte, au bon vouloir de l’aéromancien.

- Laisse-moi… laisse-moi cinq minutes et je t’explique.

Vouvoiement relégué au placard alors que dans sa posture, tout indiquait l’épuisement et la triste évidence : quand Davi perdait son masque de maitrise, il n’était qu’un adulte aux prises avec la vie. Et ce soir, elle avait heureusement remporter la manche.

Il ne savait pas pourquoi il lui avait réouvert la porte, mais en voyant de nouveau Alaois au milieu de sa boutique, il eut une bouffée de chaleur qui remonta jusqu’à ses joues. Était-ce de se remettre dans une situation similaire à tout à l’heure qui déclenchait à nouveau la sensation de reperdre pied ? Ou juste de lui avoir proposé de lui expliquer ? Que pouvait lui dire Davi à part qu’il avait explosé au simple non de l’aéromancien ? Que trois lettres lui rappelaient trop de mauvais souvenirs au point qu’elles s’étaient muées en un déclencheur d’angoisse ? Même en y réfléchissant, il se trouvait stupide. Stupide et incapable de s’exposer davantage.
Rares étaient les personnes qui avaient déjà vu Davi dans un tel état de panique. Elles se comptaient sur les doigts d’une main et ne faisaient même pas partie de son cercle proche. Comme si, pour le zoomancien, il lui était impossible d’imploser devant les sien·nes par peur de les gêner ou de dévoiler certaines plaies qu’il n’était pas encore prêt à panser. Et puis, ne lui avait-on pas dit de garder le menton haut et les épaules droites, pour assurer un avenir aux derniers des Galhardos ? Davi était peut-être brisé, mais les promesses, il les tiendrait jusqu’à la fin.

- Tu as besoin de quelque chose ? Genre, un verre d'eau ou truc du genre ?

Il s’arrêta dans son mouvement, une main sur le bord de sa chaise pour la pousser vers Alaois tellement la question le surprit. Presque, ça le ramena dans la réalité, sans aucune angoisse idiotes. Elles ne sont pas idiotes.

- Non, ça… ça ira, merci. Désolé que tu aies vu ça, c’est… enfin, désolé.

C’était comme si avec cette tranche de vie partagée, Alaois avait pris une autre tournure dans l’esprit de Davi. Il le haïssait toujours autant, du moins, ce qu’il représentait, mais quelque chose s’était débloqué en le voyant toujours là, derrière sa baie vitrée : une forme de respect et de reconnaissance. Tu sais pourquoi tu détestes ce qu’il représente maintenant ? Il n'en était pas encore sûr et n'avait pas le courage d'y réfléchir davantage ce soir. Il avait seulement envie d'aller se coucher en bas.

Il se posa sur son tabouret, les mains sur les genoux pour essuyer l’humidité et prit une longue inspiration, à la fois pour se donner du courage et pour calmer son palpitant qui reprenait du plus belle.

- Ton bar. Quelqu'un que je connais y a acheté de la drogue et... ça n'venait pas d'un client.

À cet instant, il n'avait pas l'énergie de dire plus et la fin de la phrase tenait plus de la fatigue à détailler qu'à un réel sous-entendu. Mais Alaois comprendrait, il n'était pas stupide. Ça, c'était sûr.

Info:

- Ah bon ? C'était quand si tu sais ? Est-ce que tu as des informations en plus ?

Il y avait dans son ton et dans la tension de son visage, une sincérité qui rassura le zoomancien. En fin de compte, peut-être s’était-il trompé, à l’imaginer en gérant d’un trafic de drogue et à écouter les rumeurs de quartier. Alaois n’était peut-être qu’un simple entrepreneur, dont le métier consistait uniquement à vendre de l’alcool et des moments de joie à une clientèle en recherche de soirées animées. Rien d’interdit, rien de nuisible aux yeux de la société. Et même si lui ne portait pas dans son cœur tout ce qui touchait à l’alcool et aux soirées bruyantes, Davi n’avait rien à dire sur le choix de carrière de son homologue sorcier : lui participait bien à une industrie qui détruisait des écosystèmes, même s’il faisait de son mieux pour ne pas s’y engouffrer.
Le voyant sortir son téléphone pour prendre quelques notes, le zoomancien se redressa légèrement même si la fatigue plombait son corps comme une des tisanes qu’il prenait avant de se coucher.

- Mmmh, c’était y’a deux mois… vers l’Honneur aux ancêtres.

Donc entre le 31 octobre et le 2 novembre. Mais il ne se rappelait pas du reste, le brouillard épais qui lui laissait en mémoire seulement ce qui l’avait le plus choqué : que son frère lui parle de drogue et en plus, lors de cette tradition qui leur tenait toustes à cœur. Le zoomancien était resté muet sous le choc de la proposition avant de réagir en lui demandant simplement "pourquoi". La réponse l'avait encore plus étonné.

- Je sais juste que c’était une substance pour… se détendre. Car on me l’a proposé ensuite.

Étant donné ce qu'Alaois venait de voir, Davi pouvait bien lui donner cette unique information. À quoi ça lui servirait de la garder de tout façon ? La honte était déjà présente, de s'être laissé partir devant le bouclé alors bon...

- C’est comme ça que je l’ai su.

Leandro, son jeune frère, voulait bien faire. Si les adelphes Galhardo évoquaient rarement leur façon de gérer leurs émotions face à ce qui c’état passé, 4 ans auparavant, aucun·e ne manquait les comportements qui en résultaient. Gabriela ne s’arrêtait jamais d’agir, qu’importe la fatigue et ses difficultés à penser à autre chose. Leandro avait pris à bras le corps le mode de vie occidental en rejetant tout ce qu’il lui rappelait Rio Branco. Il se faisait même appeler Alexander, en dehors du cercle familial. Quant à Davi… Les deux plus jeunes lui disaient souvent que son sourire avait pris plus de congés que lui en quatre années de vie ici.

Prenant une longue inspiration qui lui coûta des paupières closes quelques instants, Davi planta ensuite ses prunelles claires dans celle de l’aéromancien.

- Je n’aurais pas dû… je n’aurais pas dû m’imaginer que tu étais au courant et laissais faire. J’en suis désolé.

Alaois ne le savait peut-être pas, mais Davi s’excusait rarement. Pas parce qu’il avait l’arrogance de se penser au-dessus de tout et incapable de se tromper, non. Juste qu’il n’était pas un être de mots et préférait les actions. Aider en silence ou offrir quelque chose était ses façons de dire “j’ai merdé, je sais". Mais avec le barman, il n’en était pas à ce stade de sociabilisation alors les mots suffiraient, pour le moment. Il pouvait toujours le détester pour ce qu'il représentait et sa façon d'être avec lui mais il ne pouvait pas le haïr pour un comportement qui n'avait existé que dans sa tête. Davi savait faire la part des choses, quand la colère passait et redonnait un peu de place à la personne qu'il avait été, de longues années en arrière.

Apprendre à demi-mot que le barman avait dans ses proches quelqu’un tombé dans les méandres de la drogue lui fit froncer légèrement des sourcils. Pas de colère ou d’agacement, comme à son habitude, mais dans une forme de compassion. Si certain·es auraient pu y lire de la pitié, il n’en était pourtant rien. Davi avait simplement conscience que les addictions entrainaient des conséquences sur chaque personne gravitant autour. Il en avait été témoin, il y a bien longtemps, quand ses petits pieds foulaient la terra preta au lieu de rester ancrer sur le plancher de la maison familiale. Il lui arrivait d'oublier cette époque, qui remontait à si loin que les souvenirs prenaient parfois des allures d'inventions : en tant qu'enfant, c'état parfois plus simple de se dire que ce qu'on voyait n'était que le fruit de notre imagination.

Dans cet échange d’informations qui prenait une tournure plus personnelle, le couturier surprit chez l’aéromancien un sourire qu’il n’avait jamais vu. Bien loin des rictus qui le faisaient sortir de ses gonds ou des sourires mielleux qui complétaient la panoplie du “branleur” dont Davi avait habillé Alaois dès leur 1re rencontre.

-…au moins, tu t'en rends compte et ça me touche, ça me change des personnes fermées d'esprit qui pensent que parce que je leur renvoie cette image, je le suis forcément.

Il hocha de la tête, en silence. Le brésilien imaginait parfaitement le type de personne auxquelles Alaois faisait illusion, pour les avoir croisés aussi, pour d’autres raisons. Même après des années à fouler le sol écossais, les remarques et préjugés s’invitaient toujours dans les conversations. Et encore, Davi avait parfaitement conscience des privilèges qu’il avait. En tant que brésilien clair de peau, il avait profité - sans le vouloir - de son white-passing dans son pays et c’était encore plus vrai en Europe. Un sujet dont il avait souvent discuté avec ses adelphes ainsi que les membres de sa communauté à Rio Branco mais qui ne changeait en rien la réalité.

- Je ne pensais jamais trouver de… de points communs entre nous mais je te rejoins sur ce sujet. Même encore aujourd’hui, il m’arrive de devoir m’expliquer sur mes connaissances en couture, car…. un Brésilien sait seulement jouer au foot. Ou danser.

Il eut un rire triste, teinté d’une fatigue qui continuait d’engluer chacun de ses gestes et paroles. Mais à défaut d’être complètement revenu dans la réalité, il voulait montrer au barman qu’il lui était profondément reconnaissant de ne pas être parti, en lui partageant quelques informations sur lui. Rien d’énorme, pas assez pour l’emmerder ensuite, quand leurs habitudes reprendront leur cours - car les deux étaient comme chien et chat et que même sans se l’avouer, surement qu’au fond, ça leur plaisait.

- En tout cas, si je me rappelle de quoi que ce soit d’autre, je… te ferais passer le message.

Comment, il n’en savait rien. Davi n’irait jamais fouler le sol du 13th, même si on l’y invitait.

Si la société sorcière était plus ouverte, elle accepterait le mariage entre les personnes de même genre mais ça…Ça c’était une autre conversation que Davi n’avait pas envie d’avoir aujourd’hui, encore moins avec Alaois. Encore un sujet que le zoomancien gardait précieusement pour lui, sa façon de concevoir la sexualité et les relations romantiques. Il n'en avait parlé qu'avec ses parents qui, malgré sa crainte, lui avait répondu que tout allait bien tant que lui était heureux. Que ça ne changerait rien. Le souvenir de cette conversation le fit expirer longuement, comme s'il n'était plus dans le présent. Quand il était épuisé, son esprit partait dans tous les sens et il savait qu’il ne tiendrait pas plus longtemps une conversation intelligible et qui ne le mettrait pas dans une situation gênante lors d’une prochaine rencontre (en plus de partir dans tous les sens, Davi avait tendance à trop partager de lui dans ces moments où plus rien ne comptait à part son lit).

Quant à la suite… Le sorcier fronça un peu des sourcils en entendant les mots d’Alaois.

- Après, tu as quand même réussi à te faire une place ici et certains seraient prêts à te manger dans la main pour avoir une de tes créations...

Était-ce une façon de complimenter son travail ? Lui qui avait bavé dessus comme un escargot sous la pluie il n’y a pas une heure ? Peut-être et bizarrement, ça toucha le zoomancien. Surtout que… Il plissa un peu plus de ses yeux, pas certain que ce qu’il venait de percevoir était la réalité ou le début du sommeil qui le prenait en traitre. Il ne répondit pas au compliment déguisé tout de suite, le temps de latence étant bien présent.

- Est-ce que tu te sens mieux tout de même ?

Il y avait dans le regard du barman quelque chose de doux et de réel. Une vraie inquiétude qui laissa Davi silencieux, encore. Cela faisait bien longtemps que personne ne l’avait regardé ainsi. Pas même Armand, qui gardait son inquiétude pour lui, derrière des questions précises mais jamais trop curieuses.

- Ouais. Je suis habitué mais merci de demander. Je vais aller me coucher et… fermer la porte derrière toi.

Il eut un demi sourire, un peu taquin, se rappelant de l’entrée de l’aéromancien dans sa boutique : la porte état ouverte qu’il lui avait dit. L’aurait-il fermé, si Davi avait pu savoir ce qui se passerait ensuite ? Il n’en était pas sûr. C’était quand même agréable, de savoir que quelqu’un était au courant pour ses crises d’angoisses et ne le jugeait pas. Qui te juge Davi ? Personne en réalité, à part lui.

Il se leva lentement, vertèbre après vertèbre.

- Avant de te mettre dehors, respectueusement, c’est… une de mes créations que tu portes ? Ta veste ?

Peut-être aurait-il dû garder cette question pour lui.