Histoire
1987-1999Deux paires d'yeux attendris se posaient sur ce petit être si fragile, manipulé avec précautions par les Oracles des Perles. Une jolie petite fille, plongée doucement dans l'eau purifiée, étrangement calme face à ce contact froid, surprenant. Josef Carter souriait. Il attendait la Cérémonie du Bain depuis si longtemps. Leur premier enfant... C'était émouvant, de voir la chair de sa chair faire ses premiers pas parmi les Enfants des Vagues.
"Caleigh sera une merveilleuse hydromancienne, ça se voit. Pas vrai, Huideok ?"
La jeune femme à ses côtés acquiesça, un sourire profondément heureux sur les lèvres. Son regard, débordant d'amour, semblait embrasser l'enfant, pourtant à plusieurs mètres d'elle. Sa Caleigh aurait un avenir brillant, une place importante dans le coven de son mari, elle en était sûre. Elle s'en assurerait. C'est vrai qu'elle avait été un peu déçue de ne pouvoir accueillir Caleigh parmi les Enfants des Vents, mais peu importe après tout. C'était le "risque" d'épouser un homme d'un coven différent. Son appartenance à un coven ou un autre était sans importance. Le plus important, c'était que son avenir serait radieux, avec l'appui de son père et de sa mère.
C'était étrange, à un jeune âge, de soudainement ne plus être le centre d'attention de ses parents. Du haut de ses quatre ans, Caleigh observait ce bébé dans les bras de sa mère, qui la regardait avec autant d'amour que lorsqu'elle la regardait, elle. Fronçant les sourcils, sa petite tête d'enfant ne pouvait mettre de l'ordre dans ses pensées. Elle était contente d'avoir une petite sœur, oui. Elle l'adorait déjà et avait essayé déjà plusieurs fois de la serrer dans ses bras. Mais elle craignait que ce regard réconfortant ne soit plus réservé qu'à Bryden, maintenant. Et si elle la regardait différemment, maintenant ? En plus, elle le savait, Bryden était aéromancienne, comme maman.
Elle se sentit décoller du sol pour se retrouver dans les bras de son père. Il avait ce sourire aux lèvres et, comme s'il avait lu dans ses pensées, il caressa sa joue doucement, prenant la parole :
"Maman n'arrêtera pas de t'aimer, pas le moins du monde.
- Comment tu peux en être sûr, Papa ?
- Parce que moi, je t'aime toujours autant Caleigh. Tu sais, un cœur, c'est très grand. Tu peux y faire rentrer beaucoup de monde."
La petite fille tourna la tête vers sa mère, berçant sa petite sœur qui s'endormait peu à peu. Elle fronça un peu plus les sourcils, assimilant les mots de son père.
"Alors, je fais rentrer Bryden dans mon cœur aussi."
Caleigh n'avait pas toujours été l'élève excellente qu'elle était au secondaire et au tertiaire, ça non. C'était très dur, au début. Et plus le travail à faire était dur, plus elle n'avait absolument pas envie d'essayer. Le plus dur, c'était lire et écrire. Tout se mélangeait dans sa tête. Elle détestait ça. Chaque cours d'écriture était une torture... Les deux premières années furent un désastre. Un désastre que la mère Carter n'était pas disposée à laisser passer. Si, la première année, elle avait laissé le bénéfice du doute à l'enfant, sous les conseils de son conjoint qui lui disait que c'était courant pour les enfants de six ans, ce genre de difficultés. Mais à la fin de la deuxième année, Huideok reprit les choses en main. Caleigh passa toutes ses vacances d'été avec des tuteurs, à faire des exercices d'écriture et de lecture. Un véritable enfer pour la petite fille. Mais, à la fin de cet enfer, se passa un heureux évènement.
Des pas étouffés, légers, retentissaient dans un long couloir. A l'étage du dessous, des voix d'adultes, discutant en modérant leurs voix, pour s'assurer qu'ils ne réveilleraient pas les enfants qui dormaient à l'étage. Un coup d'oeil par les escaliers pour s'assurer qu'ils ne se doutaient de rien, et les pas filèrent vers une chambre en particulier. La porte était entre ouverte, facilitant la tâche à la petite intruse. Avec hésitation, elle poussa la porte et entra sur la pointe des pieds, attentive à ne pas faire de bruits. Avec la même attention, elle s'approcha du berceau au fond de la pièce. Un tout petit bébé dormait à points fermés. Caleigh posa sa peluche sur un fauteuil, avant de venir appuyer ses mains sur le bord du berceau pour se pencher. Elle voulait voir de plus près le visage de ce petit être qui venait de rejoindre leur maison. Il avait l'air si fragile... Il était si mignon. Elle approcha sa main de son visage, les yeux grands ouverts face à ce nouveau petit frère... Mais elle se ravisa, de peur de le réveiller. Elle leva les coudes sur le bord du berceau pour poser sa tête, observant calmement le nourrisson dormir. Un sentiment grandissait en elle, un sentiment qu'elle était sûrement trop jeune pour saisir pleinement. Elle savait simplement qu'elle ferait absolument n'importe quoi pour ce nouveau petit frère.
"Toi aussi, je te fais rentrer dans mon cœur Sílas."
Le reste de sa primaire se passa beaucoup mieux. Enfin, du point de vue de sa mère. Caleigh devait redoubler d'efforts pour obtenir des résultats à la hauteur des espérances de Huideok. Dans sa chambre de l'internat, sur son petit bureau décoré d'autocollants de papillons et de méduses, la fillette relevait la tête de ses cahiers pour regarder Clover flotter tranquillement dans le grand aquarium près d'elle. Pivotant sur son siège, elle pose doucement sa main sur la surface du verre, un sourire illuminant enfin son visage fatiguée de travailler grâce aux encouragements murmurés par son familier. Dehors, il faisait déjà nuit. Mais Caleigh n'avait pas encore terminée, et elle savait très bien que quelques heures de travail devant elle... Dessinant du doigt les contours d'un des autocollants sur son bureau, elle se permit de divaguer quelques minutes. Elle se permit de s'imaginer aller jouer au parc avec ses camarades. Elle se permit de s'imaginer revenir dans sa chambre pour lire tous les livres qui trônaient sur l'étagère, là-bas, ceux que Papa lui avait offert, ces livres merveilleux qu'elle adorait lire, plutôt que pour réviser. Un soupir et ses doigts touchèrent à nouveau le crayon pour continuer ses leçons.
Tout le monde s'attendrait à de mauvais résultats de la part d'un élève, lorsqu'il subit la perte d'un être cher. Le deuil est quelque chose de si important et dur qu'il prend le pas, bien souvent, sur les études. Ainsi, on voit souvent l'équipe pédagogique être bien plus indulgent envers la pauvre âme endeuillée.
Mais l'équipe pédagogique du secondaire, à l'Académie, ne nota aucune baisse des résultats de la jeune Caleigh. Elle maintenait ses bonnes notes. Son comportement, en classe, était toujours aussi impeccable. Pas de turbulence, une bonne participation. Peut-être un peu plus réservée, mais toujours souriante, toujours... parfaite. C'était quelque chose de perturbant, de voir une adolescente de douze ans ne montrer aucun signe de chagrin suite à la mort de son père. Bien sûr, ils avaient essayé de parler avec elle. Une seule réponse : "Ca va aller." Un sourire. Pas un mot sur ce qu'elle ressent. Inquiétés par son comportement, le professeur principal avait convoqué la mère de Caleigh. Une convocation qui avait paniqué l'adolescente, qui n'y avait pas été convié. Elle faisait les cents pas dans sa chambre, s'adressant tantôt à Clover, tantôt à elle-même. Des questions fusaient, des interrogations sans réponses.
"J'ai des bonnes notes, je suis sage, je participe, qu'est-ce que j'ai fait de mal ? Maman a assez de choses à gérer, je ne peux pas... Je ne dois pas lui apporter des ennuis. Mais qu'est-ce que j'ai fait de mal cette fois, Clover ? Je pensais avoir tout fait correctement..."
Elle se laissa tomber sur son lit pour se recroqueviller, une habitude qu'elle avait pris depuis... l'accident. Car bien sûr, bien sûr que la mort de son père l'avait affecté. Bien sûr qu'elle pleurait. Bien sûr qu'elle souffrait. Mais tout ça, elle le faisait à l'abri des murs de sa chambre. Elle doit être assez forte pour tout le monde. Forte pour sa mère qui se retrouve veuve, à charge de trois enfants, seule. Forte pour Bryden, qu'elle voit pleurer à chaque fois qu'elle la croise à la cantine, matin midi et soir. Forte pour Sílas, qui est si jeune, tellement jeune pour perdre son père. Alors tous les matins, Caleigh pleure pendant de longues minutes, elle pleure tout son chagrin, pour avoir le moins possible de tristesse à enfermer dans son cœur pendant toute la journée. Et le soir, elle s'effondre sur son lit et pleure à s'épuiser, avant de se mettre à travailler. Et elle sanglote sur ses livres, au point qu'elle a fini par faire ses devoirs sur des feuilles volantes pour pouvoir les recopier sur ses cahiers une fois qu'elle sera calmée. Mais tout ça, personne ne l'avait vu, alors pourquoi, pourquoi est-ce que Maman a été convoquée ?
Pour glisser, prudemment, l'idée à Huideok que sa fille aînée avait peut-être besoin d'un thérapeute pour gérer ce deuil. Un conseil vite écarté d'un revers de la main. Sa fille allait bien, elle le savait. Elle était forte, tout comme elle. Elle n'avait besoin d'aucun psychologue que ce soit.
1999-2002L'année scolaire qui avait suivi avait marqué l'entrée de Sílas. Et le quotidien de Caleigh fut illuminé par ce simple événement : elle avait son petit frère chéri auprès d'elle. Bien vite, elle remarqua que le pauvre n'était pas aussi ravie qu'elle, puisque l'école n'était pas une partie de plaisir pour lui. Elle ne pouvait que comprendre. Sans prendre le pas sur sa mère, Caleigh essaya d'aider son cadet autant que possible, que ce soit pour ses devoirs ou pour se changer les idées. Parce que oui, pour l'adolescente, elle était la seule qui devait se tuer à la tâche à l'école. Son frère n'avait pas besoin de ça : elle s'occuperait d'obtenir un bon rôle au sein de son coven, pour pouvoir prendre soin de sa famille et donner une belle réputation aux Carter.
Caleigh avait peu voire pas d'amis, pendant ses années de secondaire. Si son comportement trop inchangé suite à la mort de son père avait inquiété ses professeurs, ça avait aussi fait jasé ses camarades, qui la pensait insensible et surtout, très bizarre. Elle se sentait seule, c'est vrai. Mais elle avait sa sœur et son frère auprès d'elle... Surtout son frère. Ils étaient plus proches, tous les deux. Les soirs où elle se permettait de ne pas travailler, c'était parce qu'elle avait fait rentrer son frère dans sa chambre pour lui lire des histoires ou jouer avec lui. Sílas était le seul à pouvoir la faire lever le pied dans ses études.
Elle obtint son diplôme du secondaire avec les prestiges... Et une anxiété qui ne quittait jamais son cœur et son corps. Mais ça lui importait peu, car elle avait vu la fierté et l'émotion de sa mère lors de la remise de diplôme... C'était ça, le plus important.
2003Le niveau au tertiaire avait mis un coup assez sévère à Caleigh. Elle devait déjà travailler jour et nuit au secondaire pour pouvoir avoir d'excellents résultats... Mais là, ce n'était plus suffisant. Ses notes baissaient à vue d'oeil et heureusement qu'elle était en internat, car elle n'aurait pu supporter le regard de sa mère à chaque mauvaise note ou note un peu trop basse. A vrai dire, elle ne savait pas vraiment si c'était le niveau qui était trop élevée pour elle ou si c'était qu'elle était de plus en plus épuisée à force de se démener. Elle en vint à se demander si elle n'avait pas retardé l'inévitable, si ses difficultés d'enfant n'était pas en train de la rattraper. Si la magie n'était pas un point noir pour elle, tout le reste lui portait préjudice.
C'est à ce moment-là qu'elle rencontra son premier amour. L'année scolaire était entamée depuis quelques mois et, encore une fois, Caleigh laissait tomber sa tête contre le bureau en voyant une note qui allait bien faire baisser sa moyenne. Un rire venant de la rangée devant elle attira son attention. C'était un garçon de sa classe, assis devant elle. Il l'observait avec un sourire aux lèvres, la tête posée dans sa main, son coude prenant appui sur le dossier. Caleigh fit la moue.
"C'est pas drôle, Cameron..."
Les élèves de sa classe ne lui parlaient peut-être pas, mais elle connaissait leur prénom, tout de même.
"Je trouve ça plutôt drôle, moi." glissa Camera d'un ton clairement amusé. "Et en quoi, petit malin ?
- Tes notes sont majoritairement toujours au dessus de la moyenne de la classe et tu parais toujours déçue, comme si tu avais constamment genre... 10%. Là, tu as 40%, tu as la moyenne, relax Caleigh !
- Relax, relax, facile à dire ! Tu as toujours les meilleurs notes et on dirait que tu ne révises jamais.
- Le talent, c'est pas donné à tout le monde. Désolé Caleigh."
Le fou rire qu'ils partagèrent après cette conversation fut loin d'être le dernier. Cameron proposa à Caleigh de l'aide pour remonter des notes, mais aussi pour apprendre à se détendre. Il fut la deuxième personne, dans la vie de Caleigh, à réussir à la sortir de sa chambre et ses études. Avec lui, elle découvrit enfin la vraie adolescence. Avec lui, aussi, elle découvrit l'amour. Les papillons dans le ventre, le journal intime remplit de mots niais à son propos, les rendez-vous au cinéma, au café... Avec lui, elle avait appris à vivre. Ses notes avaient remonté et s'étaient stabilisées grâce aux cours particuliers de Cameron. Sa moyenne n'était pas aussi parfaite qu'avant, mais elle était très bonne, assez pour qu'elle ne se casse pas la tête sur ses devoirs. Malheureusement, vous savez aussi bien que moi que Caleigh, aujourd'hui, est aussi anxieuse, si ce n'est plus qu'avant sa rencontre avec son premier amour.
Caleigh avait des doutes depuis quelques semaines déjà. Elle savait ses menstruations irrégulières à cause du stress constant qu'elle subissait... Mais le retard, cette fois, était bien plus grand et surtout, inhabituel. Sans parler des nausées qui, depuis peu, la réveillait la nuit. Rongée par ses pensées qui s'emballaient, elle avait décidé d'aller, seule, acheter un test de grossesse. Et de le faire, seule, dans les toilettes de l'internat. C'est aussi seule que des vertiges la prirent, alors que le test affichait positif, et que ses jambes cédaient sous son poids alors que des milliers de questions et d'angoisses l'étouffaient, comme si elle était sous une dizaine de couettes épaisses.
Mais on s'étaient protégés, pourquoi ? Qu'est-ce que je vais faire ? Qu'est-ce que je vais dire à Cameron ? On est toujours au lycée, on est trop jeune, oh Thallassadora, qu'est-ce que Maman va dire ? Est-ce que je dois avorter ? Est-ce que je veux avorter ? Est-ce que...Tout semblait s'effondrer autour d'elle alors qu'elle essayait simplement de respirer. C'est des coups sur la porte des toilettes qui la ramenèrent de force dans la réalité. Une élève qui s'inquiétait après l'avoir entendu pleurer. Respirant profondément, elle entoure son test de papier toilette avant de le cacher dans son sac. Elle se redresse, se recoiffe, elle ouvre la porte. Elle sourit, elle rigole, elle explique que c'est la mauvaise période du mois et qu'elle a juste craqué. C'est assez pour rassurer l'élève, qui la laisse finalement tranquille. Caleigh retourna ensuite dans sa chambre, en pilote automatique, avec une seule pensée en tête :
je suis enceinte.Incapable de se résoudre à en parler à sa mère pour commencer, l'adolescente avait décidé d'en parler tout d'abord au... futur père de l'enfant qu'elle portait. Malheureusement, les gens peuvent changer du tout au tout quand un événement comme celui-ci lui tombe dessus. Cameron était sorti de ses gongs, lui vociférant qu'elle aurait dû prendre sa pilule correctement, sans l'écouter quand elle affirmait qu'elle n'avait pas raté un seul jour. Puis il lui demanda d'avorter, non lui ordonna presque. "Je ne peux pas me permettre de gâcher ma vie parce que tu es pas foutu de te protéger, Carter."
Carter. C'était si froid, si incisif. Ses mots semblaient presque trancher dans sa chair. Et puis finalement, il l'avait menacé, lui ordonnant de ne pas le mentionner, à aucun moment, si elle décidait de garder l'enfant. Et puis, aussi simplement que s'ils avaient juste rompu, Cameron était parti, sans un adieu. Caleigh, déboussolée, le cœur brisé, avait pleuré toute la nuit ce jour-là. Il ne lui avait plus jamais adressé la parole, depuis. Elle se demandait, parfois, ce qu'il devenait.
Elle s'était tournée vers son dernier soutien possible : sa mère. Elle avait peur de sa réaction, c'est pourquoi elle avait retardé le moment de lui dire. Mais elle ne voulait pas vivre ça seule. La seule personne capable de gérer ça dans son entourage, c'était sa mère. Bryden et Sílas étaient trop jeunes. Cela ne s'est pas bien passé. Sa mère, pas une seule fois, ne pensa à ses sentiments. Non, sa priorité n'avait pas été d'offrir une épaule sur laquelle pleurer, une étreinte réconfortante. Sa priorité avait été de régler la situation pour que Caleigh puisse reprendre ses études. Loin d'être un soutien inconditionnel, la première solution de Huideok fut d'essayer de la faire avorter. Mais il en était absolument hors de question pour Caleigh... Bien heureusement, sa mère n'insista pas. Finalement, ce fut la deuxième solution qui fut acceptée par l'adolescente, à contre cœur, puisque sa mère ne lui laissait pas d'autres choix : l'enfant serait laissé à l'adoption.
Lorsque sa grossesse fut trop visible, Huideok demanda pour sa fille à l'Académie une dérogation afin de lui permettre de faire cours à domicile. C'était fini, le temps de l'innocence, les petites sorties pour s'évader de la complexité des cours. Avec sa mère pour professeur et son petit frère à l'Académie, elle se retrouva le nez dans les cours du matin au soir. Peut-être une façon pour sa mère de la punir de s'être écartée du "droit chemin"...
Plus le terme approchait, plus elle sentait cette vie grandir en elle, et plus elle pleurait le soir, le cœur brisé à l'idée de laisser cet enfant à un orphelinat. Sa mère avait refusé qu'elle sache le genre du bébé, peut-être pour l'empêcher de s'attacher. C'était peine perdue, car Caleigh s'attachait quand même.
L'adolescente, dans son lit d'hôpital, posait un regard las et triste sur le paysage d'hiver dehors. A ses côtés, Sílas tenait sa main et essayait de lui remonter le moral. Son enfant était enfin née... Une petite fille. Mais elle avait eu à peine le temps de la voir... Sa mère avait refusé, encore une fois à sa place, le peau à peau après la naissance. Et le cœur de Caleigh criait, pleurait la perte de cet enfant, l'absence de cet enfant, qu'elle n'avait même pas pu voir, ni toucher, avant qu'on ne lui enlève. La jeune fille tourna le regard vers Sílas et, avec un sourire infiniment malheureuse, elle porta sa main vers la joue de son petit frère pour la caresser, un remerciement tacite pour son soutien. La mère Carter avait raconté à sa sœur et à son frère que le bébé était décédé à la naissance. Pour Sílas, le bébé était mort. Il consola une sœur endeuillée. Au final, dans un sens, elle l'était : mais c'était sa maternité qu'elle enterrait.
2004-2006La suite de sa scolarité, ce fut une descente en enfer pour Caleigh. Tous les jours, elle pensait à sa fille. "Aujourd'hui, elle a eu 2 mois. Est-ce qu'elle a déjà fait son premier sourire ?" pensait-elle, alors qu'elle tentait de finir un devoir maison de maths dans le confort de son lit. "Aujourd'hui, elle a eu 6 mois. Est-ce qu'elle fait déjà ses nuits ?" pensait l'adolescente, en griffonnant le brouillon de son examen. Plus les mois passaient, et plus ne pas connaître cet enfant lui devenait insurmontable. Le manque s'enlisait dans son cœur et tenir son masque d'adolescente parfaite avec de bonnes notes devenait de plus en plus difficile.
Le soir du premier anniversaire de sa fille, Caleigh s'était assise dans son lit, la douleur étreignant sa poitrine au point qu'elle avait l'impression d'en mourir. Et son regard s'était posé sur ses ciseaux, sur son bureau. Dans une impulsion qu'elle n'a elle-même pas compris, elle s'est levée et s'en est saisie, tout en relevant sa manche. Et une autre douleur remplaça l'autre, une douleur plus supportable, une douleur qu'elle contrôlait, une douleur qui, paradoxalement, la soulageait. C'était la première fois d'une longue série, qui n'était, encore aujourd'hui, pas tout à fait derrière elle.
Caleigh obtint son diplôme final avec de très bonnes notes ; elles n'étaient pas excellentes, mais largement assez pour satisfaire sa mère. C'était tout ce qui lui importait. Qu'avait-elle d'autre, après tout ?
2006-2016Les dix années de sa vie, après la fin du lycée, furent dédiées à des études universitaires. Elle avait choisi la médecine, plus pour faire plaisir à Huideok que parce que c'était vraiment sa vocation. Malgré tout, cela lui plaisait quand même, alors c'était un peu plus facile. A l'université, elle trouva un nouveau moyen de gérer sa douleur, à travers l'art. Elle n'était pas une peintre excellente, mais elle s'exprimait à travers la peinture. Sa spécialité était plutôt l'abstrait, qu'elle trouvait plus approprié pour ce qu'elle avait à dire. La peinture lui permet de moins utiliser sa peau comme une toile. C'était le seul loisir qu'elle s'autorisait, la seule chose dans sa vie qui lui appartenait vraiment. Pendant ces dix ans, en effet, Caleigh consacra encore une fois sa vie aux espérances de sa mère. Elle voulait la voir entrer au coven des Enfants des Vagues en tant que médecin. Alors, Caleigh fit en sorte d'obtenir son diplôme et de devenir médecin. Une vie sociale ? Une famille ? Des loisirs ? Non. Elle n'en avait pas le temps. Elle n'en voulait pas. Elle ne pouvait pas.
2019-2022Cette année là marqua une de ses plus grosses rechutes. Son frère avait été condamné à 1 an et demi de prison, à cause de sa consommation de drogue... Et Caleigh avait été la seule à le soutenir, tout le long de son emprisonnement. A venir le voir, à essayer de lui remonter le moral en lui racontant des bêtises ou des anecdotes idiotes de son travail. Et malgré sa rancoeur contre sa mère et Bryden pour avoir, à ses yeux, abandonné le cadet à son sort, elle n'avait pas une seule fois fait de reproches. Elle aurait sûrement dû. Mais elle est reste la fille et l'aînée parfaite, se rendant au mariage de sa jeune soeur, puis à sa babyshower, entre deux visites en prison pour redonner le sourire à son frère.
A sa sortie de prison, Caleigh avait tout d'abord emmené son frère à l'hôpital. "Putain d'incapables", avait-elle pensé, en voyant l'état pitoyable de Sílas, qui n'avait pas reçu les soins médicales qu'il aurait dû avoir. Enfin, elle avait essayé, avant de trouver une clinique pour le soigner, puisqu'il avait une sainte phobie des hôpitaux. La seconde étape avait été de l'emmener en cure de désintoxication. Il était hors de question pour elle de le laisser replonger une fois sortie ; elle voulait le sortir de ses addictions, pour qu'il puisse reprendre sa vie sur de meilleures bases. Elle ne voulait pas le voir se détruire à nouveau. Son cadet ne l'avait pas bien pris du tout, mais elle avait pris sa décision et elle avait un livret d'épargne tout dédié à ça. Les Carter pouvaient être très têtus, et cette fois c'était à l'aînée de le prouver. Caleigh n'avait pas été tendre, elle n'avait pas pris de gants pour lui exposer qu'il n'avait pas le choix, mais elle le faisait pour lui. Tout le long, elle fut à ses côtés, tout comme elle fut auprès de lui pour le soutenir lorsqu'il s'efforça de reprendre sa vie..
2023Tout comme elle avait soutenu son frère le long de sa désintox, elle a continué de le soutenir à sa sortie, pour qu'il reprenne sa vie. Il n'était pas rare qu'elle l'invite au restaurant, ou à manger des pizzas devant une série dans son petit appartement. Entre son séjour en prison, puis au centre, son petit frère chéri lui avait manqué, et elle prenait n'importe quelle occasion pour profiter de sa présence, librement. Son retour auprès d'elle, aussi, l'avait poussé à essayer de rabibocher sa famille brisée : Caleigh, le coeur toujours en manque de la famille qu'elle n'avait pas pu construire, rêvait de voir celle avec qui elle avait été élevée se réunir. Elle rêvait de repas de famille joyeux, avec sa mère, son frère, sa soeur et la famille de celle-ci, où tout le monde discuterait de tout et de rien, une famille unie. Alors, dans ce rêve un peu trop utopique, elle avait forcé la main à Sílas pour qu'il essaye de parler à leur mère et leur soeur. Et il avait fait l'effort, tant bien que mal, car au grand dam de l'aînée, ce n'était pas le cas pour Huideok et Bryden. Caleigh était reconnaissante envers Sílas pour son effort, bien sûr, et voir le reste de la famille ne pas en faire la rendait furieuse... Une fureur qu'elle enfonçait au fond d'elle et qu'elle changeait en sourire poli et en douce parole pour les convaincre, des paroles vaines, qui lui revenaient en reproches et méchancetés à propos du cadet.
Un des jours où elle avait rendu visite à sa mère, essayant une enième fois de la convaincre de laisser une chance à Sílas, ce dernier débarqua dans la maison familiale, visiblement furieux et le coeur lourd. Désireuse de lui laisser un peu d'intimité pour une telle conversation, sans pour autant l'abandonner, Caleigh avait posé une main encourageante sur l'épaule de son frère avant de quitter la pièce pour les laisser parler. Cachée dans la cuisine, grattant nerveusement les cicatrices et les plaies, plus fraiches que d'autres, sur ses bras, elle n'entendait que des éclats de voix, sans comprendre leur contenu. Et puis un silence, tout d'un coup... Un silence rompu par des bourrasques de vents, réduisant le salon en pièces. Caleigh avait voulu s'approcher pour calmer l'auteur de ces bourrasques, qu'elle devinait être son frère, mais elle était une enfant des Vagues, pas des Vents. Elle s'était résignée à rester à l'écart en attendant la fin de la tempête, mais lorsqu'elle retrouva sa mère au milieu du salon saccagé, Sílas était déjà parti. Demander des explications à sa mère était vain : elle se contentait de dire qu'elle lui avait juste avoué la vérité, sans lui préciser quoi. En colère et inquiète, elle tenta d'appeler son frère, de sonner chez lui, mais il ne répondit pas. Pour être honnête, elle ne persista pas longtemps... Pour la simple et bonne raison qu'elle s'estimait coupable de ce qu'il s'était passé, et de la douleur que devait ressentir son frère, peu importe ce qu'avait dit leur mère. Elle n'osa jamais demandé ce qu'il s'était passé, et ce non-dit reste aujourd'hui encore un sujet qu'elle a peur d'aborder.
"Merci, Maman." répondit la jeune femme avec un sourire. Elle dînait avec sa mère et sa soeur au restaurant, pour fêter une grande occasion : Caleigh venait d'être nommée au rôle de Brume Salvatrice. Un rôle important au sein du coven, un rôle qui remplissait le regard de sa mère de fierté, quelque chose qui suffisait à Caleigh pour supporter les responsabilités qui incombait de ce rôle. Ou peut-être pas, finalement, mais ça les justifiait. "Ca vaut le coup de continuer, ça vaut le coup de dormir peu, de crouler sous le travail, ça vaut le coup de voir la douleur revenir trop fort, ça vaut le coup de s'enfoncer dans une vie qu'elle ne veut pas vraiment"... si c'est pour entendre sa mère dire "je t'aime, je suis fière de toi".
Et la voilà, en rentrant, devant une toile, à essayer de poser des couleurs sur cette douleur. Et elle baisse les yeux sur sa palette de peintures, ses yeux divaguent sur ses bras et elle ferme les yeux, respirant profondément. Combien de temps va-t-elle tenir ce masque ? Combien de temps va-t-elle tenir cette vie qui ne lui appartient pas avant de s'effondrer ?