[Terminé] A billion stars, and I still chose you ft. Luciero III

Ils ont osé. Je n’arrive toujours pas à y croire. Ils ont prévu leur coup, ces espèces de…je ne peux même pas décrire les sentiments qui me taraudent depuis noël. Depuis qu’ils m’ont mis au pied du mur, sans aucun moyen de m’échapper. J’ai longtemps cultivé l’espoir d’échapper à ces magouilles, cette idée saugrenue de me caser avec une femme de la haute société, me marier, avoir une descendance prestigieuse pour perpétuer le nom des Karlsson. C’était notre devoir à tous les trois, mais particulièrement le mien, que de devoir me plier à ces exigences familiales. C’est le prix à payer lorsqu’on nait avec une petite cuillère en argent dans la bouche, il paraît. Honore ton nom, tes ancêtres, fais en sorte de passer ce nom et ce prestige à ta descendance. Marie-toi jeune et engrosse ta femme dès la nuit de noces, fais en sorte qu’elle te donne un héritier. Et ensuite ? Ensuite tu peux t’occuper de ta famille, ramener l’argent à la maison, faire ce que tu veux. Tu peux même rencontrer une maîtresse si tel est ton souhait, toi qui ne supporte pas la femme qui partage ta couche. Disparaître en évitant les scandales, c’est ce qui t’attend, lorsque tu vis dans cet univers.

Mais j’ai évité un mariage à chaque fois. Des fiançailles expédiées, parfois avec des femmes bien trop jeunes - la dernière avait à peine dix-huit ans, c’est dire - qui n’ont jamais mené nulle part. Parce que je sais comment les manipuler, parce que j’ai toujours fait en sorte de les traîner dans la boue avant que les choses soient officielles. Parce que je suis un connard fini, et je le sais ; mais au moins, dans mon égoïsme, j’ai évité le pire pendant une vingtaine d’années. Ce temps est désormais révolu.

Oh, je pourrais jouer à la même chose avec Moira. Je peux la pousser au scandale, révéler sa relation avec cet autre homme que je ne connais pas. Je peux la jeter sous les roues du carrosse et me foutre complètement de ce qui pourrait lui arriver, ignorer sciemment les efforts de ma famille pour détruire la réputation de la sienne. Si les choses se déroulaient de la même façon que les autres fois, j’en sortirais presque indemne. Je serais libre pour quelques années supplémentaires, jusqu’à ce que mes chers parents trouvent un nouveau bon parti à m’imposer. Malheureusement pour moi, la situation est différente cette fois. Madame Karlsson a placé mon honneur et ma sécurité au centre de ces fiançailles, s’est assurée que je ne puisse pas y échapper cette fois. Si la famille Auchincloss tombe, je tombe avec eux. Et quand je parle de “tomber”, c’est un euphémisme ; mes parents savent comment s’y prendre pour me faire agir comme ils le souhaitent. Je suis leur chose, je leur appartiens. Dans leur esprit, je ne suis qu’un objet qu’on place ici et là pour plus de prestige. Comme cette idée saugrenue de me pousser à me présenter aux prochaines élections des représentants, moi qui ne suis normalement pas censé être là, qui n’ai pas l’éloquence normalement affilée à ma magie. Si je commence à me rebeller…ils me briseront. Encore. Comme d’habitude.

Je n’ai pas dormi depuis l’annonce. Mon sommeil est agité, même les médicaments ne font plus effet. Une heure dans mes songes et je suis assailli par des cauchemars terribles, incapable de distinguer le rêve de la réalité. Je n’ai pas beaucoup mangé non plus, chaque bouchée me rappelant ce repas humiliant suivant l’annonce, me rappelant cette épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Le regard de braise de madame Karlsson sur moi, ses doigts pressés sur ma mâchoire pour m’obliger à la fixer droit dans les yeux, l’électricité qui parcourt mon corps à chaque faux pas…elle comme lui sont plus nerveux qu’avant, cherchent avant tout à me contrôler. Et moi, docile créature, j’obéis au moindre de leurs caprices.

Je sais que nous ne fêterons pas le Nouvel An en famille, comme d’habitude depuis que je suis rentré des Etats-Unis. Aujourd’hui, je comprends pourquoi ; c’est à cause d’Ichabod, et du scandale qu’il a involontairement créé autour de nous lors de son dernier contact avec les Karlsson. Un goût amer qui plane encore dans l’air durant cette période, comme la mort d’Aurelius plane au-dessus de nos têtes durant l’été. Ironique comme une année est marquée par de funestes événements dans cette famille, n’est-ce pas ? Je remercie tout de même silencieusement Ichabod pour son coup de sang ; grâce à lui cette période de l’année est plus libre pour moi, tandis que le reste de la famille se recueille sur la tombe de notre frère disparu et passe la soirée chacun dans son coin. Et pour une fois, la mienne sera en compagnie d’un homme que j’aime et qui m’aime en retour.

Fuyant la maison familiale comme à mon habitude, je me précipite vers le quartier de Old Town. J’aimerais que les circonstances soient différentes, j’aimerais faire partie de ces badauds qui se baladent main dans la main avec leurs aimés, fiers de montrer leur amour au monde entier…malheureusement, il ne peut en être ainsi pour nous. Amants cachés, pour le restant de nos jours il semblerait. Amants donc la relation est si fragile, qui peut se briser à tout instant. Je n’ai pas pu tellement lui parler depuis l’annonce…mais il sait. Oh, qui ne sait pas, dans cette ville ? Les deux familles les plus influentes de leur milieu, reliées entre elles par un mariage…ça fait jaser.

Arrivant sur le palier de son appartement, je prends d’abord le temps de me regarder dans le reflet de mon téléphone pour tenter de bien présenter. C’est peine perdue, une fois encore ; impossible de planquer mon teint cireux, mes cernes noires, ma carrure plus frêle encore de ne pas avoir avalé quoi que ce soit pendant de nombreux jours. C’est l’alcool qui me permet encore de rester debout, ce même alcool que je tiens dans la main. Une bouteille de whisky pour fêter la nouvelle année, s’il reste encore quelque chose à fêter. Et lui ? A quoi ressemble-t-il, maintenant qu’il a découvert que notre relation est vouée à l’échec ? Peut-être qu’il va me larguer sur place, peut-être attendait-il seulement ce moment avec impatience pour ne plus rien avoir à faire avec moi. Peut-être que c’est mieux ainsi. Il mérite tellement mieux, mon cher oniromancien au visage d’ange…

Je lève enfin la main, et toque à la porte de petits coups secs. Je n’ai pas envie qu’il ouvre, et en même temps, je ressens ce furieux désir de plonger dans ses bras et oublier le reste du monde pour quelques heures. J’aimerais être quelqu’un d’autre, je l’ai toujours souhaité. S’appeler Nero Karlsson est la pire des tortures dans cet univers, et j’aurais tant souhaité naître dans un autre monde. Ichabod, dans sa malchance, a au moins eu le loisir de s’échapper. On l’a abandonné, se disant que puisque j’étais là, il pouvait bien mourir que personne ne s’en soucierait. Différente maltraitance, différents résultats. Je soupire longuement, le regard vide baissé sur la poignée de porte. Est-ce qu’il va m’ignorer ? C’est lui qui a insisté pour fêter cette nouvelle année avec moi. Mais est-ce qu’il en ressent toujours l’envie ? Dans quel état est-il…?

Le panneau s’ouvre, et je n’ose même pas le regarder. Mon regard est rivé sur ses mains tatouées, et c’est avec un effort colossal que je parviens tout de même à lever la tête vers lui. Il semble…épuisé. Plus que d’ordinaire, en tout cas, et je m’en veux immédiatement de lui imposer ça. Je me force à sourire, soulève la bouteille en question. Autant faire semblant de rien pendant encore quelques temps, n’est-ce pas ?

“J’ai ramené ça…autant passer une bonne soirée, toi et moi. N’est-ce pas ?”

Tailler les branches et retirer les feuilles lui permet de ne pas trop réfléchir. Occupé avec ses fleurs alors que la boutique vient de fermer il y a quelques minutes, Lucius préfère les utiliser au lieu de les laisser ici. Il y a quelques restes de la commande des fêtes de fin d'années, si la journée -et la période en elle-même- a été chargée à la symphonie verte, il y a inévitablement quelques invendus. Alors il s'occupe comme il peut. Récupère un peu de mousse végétale et quelques petites pommes de pin décoratives pour cacher le bloc dans le quel il a fait tenir quelques amaryllis rouges. Un simple vase rond en verre, qu'il ramèneras à la boutique d'ici quelques jours lorsqu'il sera l'heure de la réouverture. Un ruban qui traîne là et qui finalement, n'a pas été pris par la cliente un peu difficile de cet après midi. La composition est simple, mais assez élégante pour décorer sa propre table ce soir. Car il reçoit.  

Il ne lui faut pas longtemps pour fermer le magasin et retrouver son appartement avec son vase sous le bras. Nuggets s'étire sur le canapé à son retour et l'Oniromancien glisse une main dans la fourrure épaisse du chat paresseux.

« Gnnn tes mains sont froides. »
« Je sais, pardon. »

Peut-être qu'il aurait du appeller un traiteur et commander de quoi pour ce soir. Peut-être que finalement un repas surgelé "de fêtes" ce n'était pas une super idée. Mais il n'a pas l'esprit festif, Lucius. Plus depuis quelques jours, plus depuis qu'il sait pour Nero et Moira. Ils n'ont pas pu en parler par message, ont convenu de se voir en vrai ce soir. Pour fêter le nouvel an, officiellement. Officieusement... Il ne sait pas trop. Une douche ne l'aide pas spécialement à réfléchir. Enfiler une chemise noire pour être sur son trente et un non plus. Pourtant, il fait des efforts pour Nero, sachant son aéromancien un brin... Procédurier parfois. Le nouvel an, c'est normalement l'occasion d'être bien habillé. Alors, il fait un effort.

Ses cheveux sont encore humides quand on frappe à la porte. Il n'a pas besoin de regarder qui est là, il n'attend qu'une seule personne. Et il se force à sourire lui aussi. S'écarte pour laisser rentrer Nero dans son appartement.

« Je viens de rentrer du travail, j'ai pas encore tout installé. »

Au moins, ce n'est pas mal rangé. Parce qu'il est d'une nature plutôt organisée, qu'il ne possède pas grand chose non plus. Il n'est pas du genre à accumuler les objets chez lui, à l'exception des plantes disséminées ça et là. Celles dont personne ne veut, celles qu'on laisse sur un trottoir car on est persuadé qu'on ne peut plus les sauver. Mais avec la main verte et parfois, l'aide d'un botanomancien quand ça dépasse ses propres capacités, Lucius parvient généralement à leur redonner une seconde vie dans son foyer. Allumant des bougies à l'aide de ses allumettes de cuisine, manquant de se brûler au passage, le voilà qui attrape deux verres et prépare un bol de glaçons pour le whisky. Une canette de coca en plus pour lui, qui coupe généralement et s'attire ainsi les regards outrés des écossais.

« Je savais pas trop quoi faire, pour ce soir. Du coup, j'ai pris des trucs au rayon surgelés... Je sais que t'es sans doute habitué à mieux en repas de fêtes gastronomiques mais... J'ai pas trop le temps, pour la cuisine. Alors... y a des petits fours, une queue de langouste avec une purée de patates douces et une tarte au citron pour le dessert. J'ai pris du champagne aussi, pour trinquer à minuit... »

Si tant est qu'il y ait quelque chose d'autre que l'espoir à célébrer. L'espoir que Nero parvienne à se sortir de ce bourbier. Qu'à quatre cerveaux, ils trouvent une solution tous ensemble, pour palier à ce mariage dont personne ne veut. Car il doute que Moira, visiblement en couple avec un Zoomancien désormais, veuille plaquer ce dernier pour le fils Karlsson.

« Puis y a toujours des chips, aussi. »

Il préfère ne pas y penser. Ne pas encore parler de ce putain de mariage qui l'épuise plus que d'ordinaire. Il n'y a qu'au travail qu'il cesse réellement d'y penser, pour se concentrer le plus possible sur ses bouquets et ses clients. A la maison... C'est une autre histoire. Alors, il fait mine de rien. Du moins essaye. Jusqu'à se rendre compte, qu'il ne l'a même pas embrassé lorsqu'il est arrivé. Est-ce que ce serait bizarre, de le faire maintenant ?... Il se rattrape pourtant. Rapproche l'Aéromancien de lui, pour le prendre dans ses bras et déposer un baiser sur sa tête.

« Et j'ai fait un effort, pour que tu sois content. T'as vu, j'ai mis une chemise comme au travail. »

Heureusement qu'il en a plusieurs dans son placard, histoire de changer régulièrement. Reste à savoir si Lucius a plus l'air d'un type bien habillé ou d'un croquemort... vu sa tête et ses cernes, on pencherait plutôt pour la seconde option.

Lucius fait le choix de faire comme si de rien n’était, et je ne le remercierai jamais assez pour ça. Parce que je ne peux pas me plonger dans des explications qui fragiliseraient mon esprit, parce que je n’ai pas envie d’y repenser si tôt alors que je viens de le retrouver. Je soupire discrètement de soulagement et le suis à l’intérieur de son appartement. Une fois certain qu’il ne me repousse pas, je peux enfin apprécier l’effort qu’il a fait pour moi. Même si son visage est tout aussi marqué que le mien par la fatigue et certainement la déprime, son apparence globale est admirable. Une chemise noire repassée qui souligne à la perfection son corps musclé, Quelques rares bijoux argenté pour agrémenter le tout. Il est rasé de près, coiffé avec soin, même si ses cheveux semblent encore mouillés. J’apprécie ce que je vois.

Pour ma part, j’ai aussi fait un effort. Chemise noire agrémentée de ma broche familiale, un aigle en or massif qui indique simplement ma place dans cette famille. L’héritier, celui qui deviendra la tête des Karlsson lorsque le temps sera venu. Je devrais m’en séparer, mais…je n’y arrive pas. C’est encore un symbole de prestige pour moi, comme ça devrait l’être pour tous ceux qui ont la chance de l’obtenir. Je me demande si Ichabod a conservé la sienne ? Aurelius est enterré avec la sienne, c’est certain. Peut-être que mon petit frère a préféré s’en débarrasser, qui sait ? Je doute d’en être capable un jour. Elle fait partie de moi désormais, cette broche, comme une chaîne à ma cheville qui m’empêche de m’envoler trop haut.

Des bougies, un repas tout prêt et un joli garçon pour agrémenter le tout. Même si on pourrait penser que je suis habitué à mieux, étant tout de même issu de la haute société, je dois avouer que le Nouvel An chez moi n’est pas synonyme de faste. Avant mon séjour aux Etats-Unis, certes, il s’agissait d’une énième soirée mondaine comme toujours ; un moyen de nouer des contacts, de se faire bien voir, ou que sais-je encore. Mais depuis que je suis revenu…nous ne nous mélangeons plus à cette période de l’année, comme si le coup de sang d’Ichabod avait vacciné toute la famille. Alors le Nouvel An, je le passe généralement dans les bras d’un homme, probablement quelqu’un rencontré sur le tas, dont je gémirais le nom pour l’oublier le lendemain même. C’est une façon comme une autre de s’amuser, même si je commence à m’en lasser, je dois l’avouer. Alors ce que j’aurais pris pour un affront il y a quelques années, un faux pas si vous voulez, je l’apprécie tout particulièrement ce soir.

“C’est parfait, Jager. Vraiment.”

Ma voix est robotique comme d’habitude, un peu lasse et traînante du manque de sommeil. Je presse la main dans la sienne, esquisse un pâle sourire à son adresse. Et ce n’est que parce qu’il se penche maladroitement vers moi que je me rends compte moi aussi que nous ne nous sommes pas embrassés. Je devrais m’en soucier…c’est un signe venant de lui, non ? Le signe qu’il ne veut pas continuer avec moi. Pourtant, mon coeur refuse cette possibilité. A ce stade, il pourrait me dire clairement que tout est fini que je ne le croirais pas. C’est le déni, bien entendu, je vis en plein dedans depuis Noël. Une bulle qui éclatera certainement dans un avenir proche, et qui risque de faire très mal.

“Tu es très beau comme ça. Tu devrais t’habiller ainsi plus souvent, même si j’aime beaucoup ton marcel noir.”

Maintenant que je suis si proche de lui, je n’ai pas envie de m’éloigner. Je reste figé sur place un instant, ne sachant pas trop comment me comporter, avant de timidement me rapprocher de nouveau. Je pose ma tête contre son torse et l’entoure de mes bras, le serrant contre moi comme si ma vie en dépendait. D’ordinaire, je suis plutôt doué pour faire semblant. Mais pas aujourd’hui. Pas avec lui. Je sens mes nerfs lâcher les uns après les autres, et si je parviens tout de même à retenir mes larmes - la fierté d’un homme est plus solide que ses émotions - mes mains tremblent dans son dos.

“C’est dur de garder les apparences avec toi, Jager. Lucius…parce que j’ai beau faire l’autruche, j’ai l’impression qu’il s’agit d’une de nos dernières soirées ensemble.”

Je suis désespéré maintenant. J’ai envie de le regarder, de graver ses traits dans ma mémoire, mais je sais que si je fais ça je vais complètement craquer. Alors je conserve mon visage contre son torse, les yeux clos, à respirer son odeur comme pour m’en imprégner. Et si le mariage avait bien lieu ? Et si je devais effectivement me ranger avec cette fille, lui faire des enfants, m’afficher avec elle en public ? Comment supporter cette vie infernale qui s’offre à moi ? Je finirai par en crever. Peut-être que je m’effacerais, pour laisser la place à quelqu’un d’autre de plus solide que moi. Peut-être que Jake ressortirait, qu’il détruirait ce qui me fait tant de mal. Je deviendrais un tueur, encore…et cette fois, aucun moyen d’échapper à la justice.

“Je pensais que si j’étais un fils exemplaire…s’ils n’avaient plus rien à me reprocher, j’aurais droit à la liberté, au moins sur ce point. Qu’ils allaient abandonner l’idée de me caser quelque part. Mais rien n’est assez bien pour eux. Il y a toujours quelque chose à redire. Toujours des brimades. Des punitions. J’arrive pas à être parfait. Je suis toujours un monstre pour eux, de toute façon. J’ai dû faire une connerie encore, pour qu’ils me mettent en cage.”

Ma voix tremble, sans que je sache moi-même si c’est de tristesse ou de rage. Parce que poser des mots sur cet enfer le rend plus réel.

“J’ai encore un espoir…comme une petite lueur dans la nuit. Mais elle est faible, et elle faiblit un peu plus chaque jour. C’est toi mon espoir, Lucius. Mais j’ai peur que tu t’éteignes, toi aussi…que tu te dises que ça n’en vaut pas la peine. Que c’est trop dur, pour un type que tu connais à peine au final. Je…je t’en voudrais pas. A ta place, je partirais.”

« Hum, tant mieux si ça te plaît. »

Parce qu'il ne sait pas quoi dire d'autre en cet instant, Lucius. Il ne sait pas s'il est judicieux d'aborder le sujet tout de suite ou s'il vaut mieux attendre. Ou ne rien dire du tout. Faire comme si de rien était. Incapable de décider comment aborder la discussion des fiançailles, l'Oniromancien ne se sent pas forcément soulagé lorsque c'est Nero lui-même qui commence à en parler. Oh, maintenant... Il aurait préféré faire l'autruche. Mais c'est impossible, avec lui. Resserrant ses bras autour de son corps fin, Lucius dépose son menton sur le haut du crâne de l'Aéromancien en le laissant parler sans l'interrompre. Sa famille... Il se demande comment il est possible d'être ainsi. Il sait que parfois, c'est compliqué chez certaines personnes. Lui n'a jamais vraiment connu les conflits. Il y a bien eu quelques fois où il n'était pas forcément d'accord avec ses parents, mais jamais il n'y a eu de grosses disputes chez les Jager. Parce qu'ils ne sont pas comme ça dans cette famille. Que sa mère a toujours mis l'honnêteté en premier et que son beau père, lui, a poussé à la bienveillance. Deux valeurs que l'Oniromancien a gardé une fois adulte. Il se rend compte avec l'âge, qu'il a eu de la chance d'avoir une famille aussi saine. Que tout ça a joué un rôle dans la personne qu'il est devenu plus tard. Certes, il n'a pas fait de grandes études. Ses parents auraient aimé qu'il en fasses, qu'il ait un bon métier. Avec un beau père médecin, on aurait pu s'attendre à ce que lui aussi suive la même voix que sa figure paternelle. Mais fleuriste, dans le fond, c'est pas si mal. C'est un métier honnête, qui lui permet de gagner sa vie confortablement. Lui qui de toute manière, se contente de peu et sait gérer ses finances sans trop de mal. Il y a des mois un peu plus difficiles que d'autres. Quand par exemple, la machine à laver lâche alors que ce n'était pas prévu dans le budget. Mais jamais il n'a été dans une galère monstrueuse. Pas depuis qu'il est un adulte responsable du moins.

Être pauvre comme dit Nero -parce que clairement, c'est selon ses standards à lui, Lucius ne l'est pas- ça a ses avantages. Jamais sa famille ne chercherait à lui trouver quelqu'un qui soit convenable, à le force à faire ce genre de choses. Non, tout ce qu'ils voudraient c'est qu'il trouve une gentille fille avec qui il s'entende bien et soit à l'aise. Raté. Dans d'autres circonstances pourtant, en amenant le sujet avec patience, l'Oniromancien sait pourtant que sa famille accepterait le fait qu'il aime finalement un homme plutôt qu'une femme.

« Je t'ai dis, par message que je la connaissais. C'est vrai. Plus ou moins. J'était à l'Académie avec Moira, et j'en pinçais pour elle à l'époque. Je crois qu'elle a jamais trop compris qu'elle m'attirais à l'époque et quand j'y repense c'était un peu gênant... Tu sais ce que c'est, l'adolescence. »

En quoi est-ce que ça les avances, tous les deux ? Il ne sait pas vraiment. Mais Lucius qui n'a pas vraiment de sombres secrets contrairement à l'Aéromancien, se dévoile tout de même. Avouer qu'on a eu un crush en étant adolescent, c'est loin d'être la même chose que d'avouer qu'on vit dans une famille violente.

« Elle m'a pas reconnu, à la fête de Yule. J'ai changé depuis l'école, puis j'avais le visage à moitié caché. Mais j'ai rencontré son copain actuel. Il a l'air d'être gentil, je crois que c'est un Zoomancien. »

Et c'est à peu près tout. En quoi est-ce que ça les avance ?... Il ne sait pas trop. Reculant légèrement pour se saisir du menton de Nero entre ses doigts encrés, il relève son visage et dépose un baiser sur ses lèvres :

« Je suis à peu près sur que lui aussi, il voudra trouver une solution. Personne ne veut de ce mariage. Ni toi, ni elle, ni lui, ni moi. »

Et en y réfléchissant c'est sans doute pas plus mal que ce soit tombé sur Moira. Lucius se souvient que l'hydromancienne avait tout de même assez de caractère. On ne change pas aussi drastiquement, en vieillissant. Il doute qu'elle soit devenu un paillasson avec l'âge.

« Alors, dans le pire des cas Nero je me dis que si ce mariage arrive bel et bien... Ce sera juste du flan. Pour toi comme pour elle. Que dans le pire des cas, vous irez vous montrer à vos soirées à la con pour maintenir les apparences mais que derrière, chacun fera sa vie comme il l'entend. »

Si elle est amoureuse d'un autre homme, si lui n'aime pas les femmes... ça ne peut pas vraiment fonctionner.

« Mais tu sais, je suis presque certain que ça n'arriveras pas. Qu'à quatre cervelles, on trouveras une solution. Pour ça, il faut en parler avec les deux autres. Que tu sois honnête avec eux. Ensemble on va plus loin qu'en solitaire. Je sais bien, que tu ne veux pas que les gens soient au courant. Que ton placard, il est confortable. Mais ça nous aiderait sans doute si on était tous au courant... Même lui, ce pauvre gars, je le connais pas. Pourtant, je suis certain qu'il dort pas lui non plus depuis quelques jours. Que sans savoir, il doit s'imaginer tout un tas de trucs dégueulasses entre toi et la femme qu'il aime. S'il savait, il t'aiderais j'en suis sur. »

tw ; mention de maltraitance, meurtre

Lucius connaît déjà Moira…non, c’est plus que ça. Il était à l’école avec elle, et en pinçait pour elle. Quelle ironie, quand on y pense ! S’il était à ma place, mon cher amant se sentirait sûrement mieux. Peut-être accepterait-il ce mariage au lieu de se battre contre lui, peut-être qu’il aurait juste fait silence radio avec moi. Mais la réalité est bien différente, et c’est à moi de supporter cet enfer. J’esquisse néanmoins un pâle sourire à son explication. J’imagine un Lucius complètement paumé, comme il sait si bien le montrer, incapable de parler à la fille qu’il aime par timidité. Un Lucius qui se ridiculise en tombant parce qu’il n’a pas regardé où il mettait les pieds, qui tente de faire bonne figure mais finit par être trop maladroit. Si je l’avais connu à cette époque…ah, je ne pense pas que j’aurais été très clément avec lui. Peut-être en aurais-je fais mon souffre douleur, qui sait ? J’étais une ordure à l’Académie. J’aurais perdu une véritable perle rare.

“Hmm.”

Je sais que Moira a quelqu’un dans sa vie, même si je ne l’ai qu’aperçu rapidement à la fête de l’hiver. Un asiatique…c’est amusant, quand on y pense. Elle et moi, nous sommes bien plus semblables que nous osons l’avouer. Ce qui n’est pas une excuse pour nous forcer au mariage, qu’on s’entende bien, mais dans d’autres circonstances…peut-être aurions-nous pu être amis. Des goûts similaires, c’est bien comme ça que ça commence les amitiés, non ? Je ne suis pas professionnel dans le domaine, mais il me semble ne pas être trop loin de la vérité.

“Personne n’en veut, mais personne ne peut faire quoi que ce soit.”

Je suis un peu sec dans mes paroles, et m’éloigne volontairement de mon amant comme si je me détachais émotionnellement de lui. La vérité, c’est que je suis désespéré. Je sais que quoi qu’il arrive, il y aura des morts. Et je ne parle pas d’un abus de langage, non ; je suis prêt à m’ôter la vie si le mariage est prononcé. S’il ne l’est pas, c’est qu’un scandale a éclaté…et si scandale il y a, ma mort viendra de la main de ceux qui m’ont offert la vie. C’est une certitude que j’ai depuis quelques temps, qui s’est accentué avec la soirée de l’annonce. Je ne pense pas atteindre la quarantaine…ce qui signifie qu’il me reste à peine cinq ans à vivre. Cinq années à subir le pire, en espérant des jours meilleurs.

Est-ce que c’est ça la solution ? Se dire que j’ai presque terminé de souffrir, que je vais rejoindre mes ancêtres dans un avenir extrêmement proche ? Peut-être que j’aurai enfin la paix, six pieds sous terre. Enfin, nous pourrons nous reposer. Mon visage prend une expression terriblement neutre, dénué de toute émotion. Je ne sais plus ce que je dois faire. Quoi penser. Mais une chose me fait soudainement tiquer dans ses paroles.

“En…parler aux autres ?! Mais t’es complètement fou ! J’en ai rien à foutre que ce type ne dorme pas en pensant que je fais l’amour à sa copine, il n’a pas à savoir. Elle non plus, tu comprends ? S’ils décident de me trahir, je suis mort. MORT, tu m’entends ?! Ah, tu peux pas comprendre. Tu sais pas ce que c’est.”

La panique me fait bouger dans tous les sens. Mon coeur bat la chamade, je fais les cent pas en me tordant les mains. Rien qu’avec cette suggestion, Lucius vient de déclencher une crise chez moi. Mes entrailles se nouent de terreur, j’ai envie de vomir. Parce que je sais déjà ce qu’ils vont faire, s’ils apprennent mes préférences. Ils chercheront à me guérir encore. Ils me renverront dans cet endroit maudit, je serai humilié. Et là-bas, ce qu’ils feront…encore…

Tout mon corps tremble à présent, rien que de me rappeler de ces moments. Je me laisse tomber sur son canapé, roulé en boule, les jambes rassemblés contre mon torse. Mes pupilles sont dilatées, je fixe droit devant moi sans vraiment me rappeler où je me trouve. Ca faisait longtemps que je n’avais pas paniqué comme ça, pour rien. Juste à cause d’une mention malheureuse. Parce que je vis dans le secret, dans le mensonge depuis des années. Il est bien confortable, ce placard. Je suis en sécurité là-dedans. Je n’ai pas à en sortir, pour rien au monde.

“Je…veux pas…y retourner.”

C’est tout ce que je parviens à dire, tandis que mes ongles s’enfoncent dans la peau de mes bras. Je dois être pathétique à ses yeux, pauvre garçon. Il n’a pas à subir ça. J’aurais jamais dû venir le voir. J’aurais dû l’ignorer, faire le mort, qu’il ne soit plus impliqué dans cette histoire. Mais au lieu de ça, j’ai eu l’idée stupide qu’il puisse m’épauler, m’aider. Je tente de réguler ma respiration - en vain. Mon corps est une statue de pierre tremblante.

“S’ils savent…ils m’y renverront. Et s’ils me renvoient pas là-bas, c’est qu’ils prévoient de m’éliminer. J’ai encore cinq ans de répit, normalement. Ils doivent pas…me tuer…avant.”

Tw : crise d'angoisse & mention de meurtre

Lucius prend soudainement conscience du poids de ses paroles malheureuses. Lui qui pourtant s'efforce toujours de les mesurer pour ne pas blesser, ou faire ce genre de faux pas. Il semblerait pourtant que d'évoquer le petit ami de Moira, qui pourrait être un allié potentiel, ait mis Nero dans un état... Que l'Oniromancien juge indescriptible. Restant planté là un instant en tentant de comprendre la situation et les paroles décousues de l'enfant des vents, Jager dans toute sa douceur et ne sachant pas réellement quoi faire de plus s'en vient déposer un gros plaid noir sur le corps recroquevillé de l'autre dans son canapé. S'agenouille à côté, passe lentement sa main dans ses cheveux de jais qui dépassent pour ne pas le brusquer ni l'effrayer.

« Excuses moi, Nero. Je suis désolé, je n'en parlerai pas à cet homme. J'ai mal évalué la situation. »

Ce sont par contre ses dernières paroles qui l'inquiètent un peu plus. Les sourcils froncés, ne sachant pas réellement s'il s'agit d'une simple crise paranoïaque ou d'une réalité, il se stoppe dans ses caresses sur son cuir chevelu. Comment ça, cinq ans avant d'être tué ?... Depuis quand est-ce que l'on vient avec une date de péremption ? Certes, le trépas viendra pour tout le monde. Mais c'est assez difficile de prévoir quand généralement. Surtout quand on est en bonne santé et encore jeune comme eux. Certes, Nero a déjà entamé sa trentaine, mais ils ne vivent plus au moyen-âge. La trentaine, c'est encore jeune, normalement, on peut espérer vivre jusqu'à soixante dix ou quatre vingt ans en moyenne, parfois plus si on a de la chance. Il lui reste donc encore quelques bonnes décennies, avant de partir d'une mort naturelle. Le mot clef est là : mort naturelle.

Et là une nouvelle fois il ne sait pas quoi lui dire. Oh, il aimerait lui promettre qu'il sera là. Qu'il ne laisseras personne lui faire du mal et que rien ne lui arriveras. Qu'il le garderas en sécurité, avec lui, pour le protéger de tous les maux du monde et des personnes mal intentionnées. C'est son côté romantique qui parle. Parce qu'en réalité ?... malgré sa carrure, il a conscience qu'il n'est qu'un petit fleuriste insignifiant, qui plus est en proie aux crises de cataplexie quand la situation est trop forte émotionnellement, et bien incapable de frapper qui que ce soit. Désespérant ainsi au passage son coach de boxe, qui s'est résolu à seulement l'envoyer cogner des sacs. Jamais le nom de Lucius Jager II n'aurait été envisagé pour un rôle de Gardien des limbes. Il ferait un piètre défenseur de Coven, irait même s'excuser en bégayant au près des agresseurs en leur demandant de réfléchir à leur façon de voir les choses plutôt que de polluer leurs rêves de cauchemars.  

« Je te ramène un verre d'eau, et on n'en parle plus. »

C'est ce qui lui semble être le plus judicieux. Comme si de l'eau allait tout soigner. C'est un peu le cas selon lui. Après tout, si on a mal à la tête c'est généralement que l'on ne s'est pas suffisamment hydraté dans la journée. Pareil pour éviter les problèmes de peau il faut boire de l'eau. Quand on a mal aux genoux c'est un peu moins efficace. Son verre à la main, qu'il tend à l'Aéromancien accompagné d'un sourire, Lucius cherche comment changer de sujet. Comment le calmer surtout en priorité. Il ne peuvent pas passer la soirée ainsi... Enfin si, en soit, ils pourraient. Mais ça ne serait agréable pour personne. Evoquer le sujet des fiançailles était une erreur. Ils auraient du faire comme si de rien n'était. Profiter de cette escapade pour oublier la merde qui les enrobe tous les deux. Tous les quatre, en réalité. Cette sombre histoire englobe bien trop de personnes... Si son petit ami est persuadé qu'il n'y a aucune solution, Lucius lui espère tout de même que quelqu'un en trouveras une. Seul on avance plus vite. Mais ensemble on avance plus loin. Quelqu'un finiras bien par avoir une idée brillante. Sans doute pas lui, qui n'est concrètement, pas le plus malin du lot. Il en a conscience. Tout ce qu'il peut apporter, c'est du soutien. Mais les trois autres ?... Il faut espérer qu'ils trouvent une solution à ce problème, et Jager veut croire en leurs capacités.

« Tu auras un whisky après si tu veux. Mais bois d'abord ton verre d'eau et respire calmement. On va juste... Passer une soirée tranquille, tout les deux. Juste toi et moi. Et Nuggys, bien entendu, peut-être Freja si elle nous rejoint plus tard. Mais c'est tout comme. Y a personne pour te juger ici, Nero. Personne ne veut te faire de mal dans cet appartement. »

Ni lui, ni le familier de son petit ami. Encore moins Party Nuggets, d'ailleurs... Profondément endormi dans sa chambre, qui n'est même pas au courant de cet incident venant de prendre place dans le salon. Et puis, un chat à poils longs qu'est-ce que ça peut bien faire honnêtement ? Avec ses cinq kilos, dont un de poils uniquement, à part éventuellement lui cracher dessus et griffer...

La panique altère ma perception de la réalité. J’ai du mal à me dire que je suis chez Lucius, avec lui uniquement, à discuter d’un sujet assez lourd. Non, mon esprit bascule entre plusieurs endroits, comme une réminiscence du passé. Je suis chez moi, face à mes parents, à essuyer une nouvelle punition. Je suis au camp, observé, humilié, forcé d’admettre que mon existence même est une erreur. Je suis de nouveau libre, avant de retrouver une nouvelle prison l’instant d’après. Plus rien n’est réel. Plus rien ne semble fonctionner. Je suis si fragile, d’un coup…

J’aimerais que Thanikos prenne le relai. Qu’il se réveille, me donne suffisamment de repos puisque j’en ai terriblement besoin. Mais il semble silencieux, et au lieu d’un enthousiasme contagieux, je ressens une noirceur en moi qui ne laisse aucun doute sur son appartenance. Ces pensées sombres, cette idée de mort qui plane au-dessus de ma tête…c’est Jake, n’est-ce pas ? C’est lui qui me fait voir toutes ces choses. Je déglutis avec difficulté, et au prix d’un terrible effort, me force à retrouver la réalité.

Je lève un regard un peu perdu vers Lucius, et attrape volontiers le verre d’eau pour tenter d’en boire une gorgée. Ma bouche est sèche, mes muscles encore bandés comme si je m’attendais à recevoir des coups. Mais petit à petit, avec l’eau et la voix douce de mon amant, je retrouve un semblant de calme. Je termine d’ailleurs l’eau et, ne sachant pas où poser le verre vide, le garde en main pour ne pas faire de bêtise.

Lucius a raison. Il ne faut pas parler de ça aujourd’hui, pas alors que nous devons passer une bonne soirée lui et moi. Ce mariage, même s’il me gâche la vie, n’a pas le droit de m’empêcher de passer outre avant qu’il soit effectif. Je ne peux pas imposer à Lucius mes sentiments négatifs, cette épée de Damoclès au-dessus de ma tête qui ne cesse de tourner et de menacer ma vie. Il ne peut pas comprendre, et je ne peux pas lui expliquer. Alors…le mieux à faire, temps que nous sommes ensemble, est d’ignorer. De couper le monde extérieur, d’entrer dans cette bulle qui arrête le temps dans cet appartement trop petit.

“Tu as…raison. J’ai juste…enfin…n’en parlons plus.”

Je me redresse doucement, pose mes pieds au sol pour prendre une position plus digne de mon statut. Ma main droite tient toujours le verre vide, la gauche glisse sur celle de l’oniromancien et entremêle nos doigts. Je soupire longuement, et esquisse un pâle sourire. S’il n’était pas là, qu’aurais-je fait ? Est-ce que je me serais enfui ? Aurais-je laissé Jake prendre le dessus et me libérer définitivement ? Aurais-je accepté mon destin et le malheur qui m’est destiné ?

“Ici, avec toi…je me sens serein. C’est illusoire, je le sais, mais…c’est bien, non ? C’est que notre histoire n’est pas superficielle. Enfin…je crois ?”

D’un seul coup, je ne suis plus aussi assuré que d’habitude. Peut-être parce que je crains qu’il me laisse tomber, même si cette peur peut paraître irrationnelle étant donné le caractère du personnage. Lucius serait bien incapable d’agir ainsi, il est trop bonne pâte comme on dit. Je porte sa main à mes lèvres, l’embrasse en le regardant droit dans les yeux.

“Un jour, toi et moi, nous serons heureux. Il faut que j’y crois. C’est ce qui m’empêchera de devenir taré. Enfin…plus taré que maintenant, en tout cas.”

Aussi étrange que cela puisse paraître, pour le commun des mortels, le fait d’avoir plusieurs personnalités dans un seul corps est une preuve de “folie”. Je ne sais pas encore quoi penser de tout ça, j’avoue. Est-ce que je me crois fou ? Peut-être un peu. Mais ce n’est pas si grave. C’est plus ou moins…contrôlé. Même si dans certains cas, j’ai cette désagréable sensation que quelque chose d’autre essaye d’émerger à chaque fois que j’ai affaire au reste des Karlsson.

“Dis-moi ce que tu as prévu pour cette soirée, Lucius. Est-ce que tu veux me faire découvrir de nouvelles choses ? C’est le moment d’en profiter, tu sais. J’ai pas fêté le Nouvel An depuis des années, et de toute façon notre façon de fêter quoi que ce soit là-bas est…hmm…très différente de ce que tu dois connaître.”

Point de luxe à Old Town, c’est même tout le principe de l’endroit. Ce n’est pas aussi terrible que Leith cela dit ; pourtant, j’ai tendance à mettre les deux quartiers dans le même panier. Le seul avantage d’Old Town, c’est que New Town n’est pas très loin et a tendance à faire dégorger son luxe sur certains endroits. Comme ce mélange de vieillerie et de modernité dans l’appartement de mon amant, qui pourtant devrait habiter un palace. Ce qui me donne d’autant plus envie de lui offrir monts et merveilles, simplement pour que sa valeur extérieure correspondent à celle qu’il porte en lui.

La technique de l'autruche semble être la plus sage à observer en compagnie de l'enfant des Vents. Se mordant la lèvre, il hoche juste la tête à cette simple évocation : Un jour, toi et moi, nous serons heureux. Oui, il faut y croire fort pour avancer. Lucius est ce genre de personne qui suit la croyance populaire : si on y pense assez fort, les choses finissent par se produire. Les planètes s'alignent pour vous récompenser, à condition d'avoir fait le bien autour de soi. Le karma et la manifestation, l'Oniromancien y croit fermement. Est-ce pour autant pour la balance cosmique qu'il se montre toujours gentil et bienveillant ? Pas réellement. C'est plutôt sa personnalité naturelle. Parce que si l'on fait le bien sans le penser sincèrement derrière, ça ne sert à rien. Lui estime avoir un bon Karma. Relativement. Il regrette certaines actions et certaines paroles de son passé parfois. Mais l'être vivant est toujours imparfait. Le tout c'est de s'en rendre compte et de faire en sorte de travailler dessus pour ne pas reproduire les mêmes erreurs et ne pas blesser. Ce dont il ne se rend pas compte, c'est pourtant la toxicité dont il peut faire preuve lorsque l'on ne va pas dans son sens à lui. Lucius qui estime que puisqu'il n'est que douceur, si on lui reproche quoi que ce soit, c'est l'autre le problème. Jamais lui. Professionnel de la culpabilisation.

« Bien sur que non, c'est pas superficiel Je te promets que je n'ai pas fait d'illusions dans mon appartement. Que tout ça, nous, c'est bel et bien réel. »

Sort du monde des songes, la magie de Lucius n'est pas la plus développée. Ses illusions ne sont certainement pas les meilleures. Capable d'endormir très vite quelqu'un, capable de toucher aux rêves avec aisance. Mais la réalité elle, lui est bien plus difficile à manipuler. Nul doute que si le fleuriste atteint son parlier trois légèrement en avance, ce sera avec ce qui touche au monde des rêves.

« Ah, tu veux savoir ce que j'ai prévu ce soir ? »

Il lui adresse un sourire. Prend son verre d'eau vide pour le poser sur la table basse. Retrouve ces vieux réflexes de son ancien travail qu'il n'a pourtant gardé que quelques mois avant de trouver quelque chose de plus honnête. Toujours sur son tapis, il attrape donc la bouteille de whisky. Dépose deux glaçons au fond d'un verre.

« J'ai juste prévu de passer une bonne soirée avec toi. Un bon repas, de quoi boire et... On pourras sans doute regarder les feux d'artifices à minuit depuis ma fenêtre. On peut mettre la télévision en fond si tu veux. Il y a toujours des émissions de variété pour la nouvelle année. Ou mettre de la musique, si tu préfères. Pas trop fort, pour que ça reste tranquille. Le but de la soirée, c'est de se détendre ensemble. D'oublier tout le reste, et de juste être heureux. »

L'alcool est versé, le verre tendu à deux mains poliment. Lucius s'en veut presque de retrouver ses vieux réflexes d'hôte. Il n'en est pas spécialement fier, peu de gens savent même qu'il a exercé ce métier lors de son arrivée au pays du soleil levant. Mais à vingt ans, parlant à peine la langue du pays ? En étant relativement mignon, exotique sans l'être trop, plus à l'aise de nuit que de jour de part sa magie ?... c'était le travail le plus facile. Servant ensuite son propre verre, Jager se redresse pour s'installer aux côtés de Nero sur son canapé.

« Tu me diras quand tu as faim. J'irais mettre les petits fours à cuire, je crois qu'il y en a pour une vingtaine de minutes. Mais avant, on va trinquer. Est-ce qu'il y a quelque chose que tu voudrais célébrer ? A part le nouvel an... moi, je suis heureux de t'avoir avec moi ce soir. »

Parler et penser à autre chose semble être la seule solution pour que cette soirée ne se termine pas en fiasco total. Je suis rassuré de voir que Lucius embarque dans cette même idée ; et c’est donc avec une passivité inhabituelle que je l’écoute, l’observe s’occuper de moi. Et soudain, alors que je voulais simplement me détendre, mes sourcils se froncent sur mon visage. Pourquoi est-ce que ce comportement me met mal à l’aise d’un coup ? Ah, ça doit être juste passager. Parce qu’il est tout à fait charmant mon petit fleuriste, avec son sourire enjôleur et ses manières. Là, pour le coup, j’en viens à oublier son statut social. Là, il paraît déjà plus poli, mieux élevé, et pourrait participer à certaines soirées intimistes de la haute société.

“Tu as raison. Nous allons nous détendre tous les deux, nous en avons besoin tant l’un que l’autre.”

Parce que lui aussi a l’air très affecté par cette nouvelle, même s’il fait semblant de rien depuis que j’ai ouvert la porte de son appartement. Ses manières sont impeccables mais ses traits restent tirés, sa fatigue visible. Dans d’autres circonstances, il aurait dû se maquiller pour camoufler le tout. Oui, du maquillage pour un homme ; c’est accepté étrangement par nous autres, car avoir une apparence parfaite prime sur une quelconque “virilité” que nous devrions avoir. Le paradoxe de la haute, n’est-ce pas ?

J’attrape mon verre de whisky, et contemple le liquide ambré pendant un court instant…avant de reporter mon attention sur mon amant au visage d’ange. Sa douceur calme peu à peu les derniers vestiges de mes angoisses, je me perds dans ses yeux sombres comme si je ne les avais jamais contemplé jusqu’alors. Ce qui est faux, bien entendu ; j’ai toujours aimé le regarder comme ça. J’aime détailler son visage, cette beauté exotique qui hante mes jours et mes nuits. Ma main libre caresse sa joue, et l’ombre d’un sourire se dessine sur mon visage.

“Célébrons notre rencontre. Toi et moi…ça a été le chaos au début, mais aujourd’hui…”

Aujourd’hui, c’est toujours le chaos, mais pour des raisons bien différentes. Je me fige un instant en y pensant, avant de retrouver une expression plus neutre. Non, je ne dois pas replonger dans cet enfer. Je prends une grande inspiration, et me force à sourire pour ne pas l’inquiéter.

“Je suis heureux que nous nous soyons trouvés. Trinquons à cette relation, ta première relation avec un homme en plus ! Je suis flatté.”

Ca m’est arrivé plus de fois que j’ose l’admettre de coucher avec des hommes qui se disaient hétéro. Mais finir par construire une vraie relation avec l’un d’eux ? C’est bien une première. Je trinque donc avec mon amant, sans le quitter des yeux, et bois cul sec le premier verre d’alcool de cette soirée. Ca aussi, c’est un démon que je planque soigneusement dans les méandres de mon esprit. L’alcool…c’est bien la seule chose qui me fait oublier l’enfer dans lequel je vis depuis des années. Je sais que j’ai sûrement un problème avec ça, comme certains ont des problèmes de substances…mais je ne peux pas, ne veux pas le régler pour le moment. Ce n’est pas le bon moment. J’en ai encore besoin, comme j’ai besoin d’une personne sur laquelle m’appuyer.

“On devrait commencer à préparer les choses, tu ne crois pas ? Je vais t’aider. J’ai jamais cuisiné, alors ne m’en veux pas si je fais des conneries !”

Quand on naît avec une petite cuillère en argent dans la bouche, il y a beaucoup de choses qu’on ne nous apprend pas et que la plupart des autres personnes connaissent. Faire le ménage, la lessive, la cuisine…tout ça en fait partie.

Enfin détendu, Nero retrouv quelques couleurs sur son visage. Lui qui d'ordinaire est déjà bien pâle, parler de Moira lui a fait perdre le peu de couleurs qu'il pouvait avoir. Hochant la tête en souriant à ses remarques, Lucius fait tinter son verre au sien, avant de se pencher pour déposer un baiser chaste sur ses lèvres :

« Promis c'est pas bien compliqué à réchauffer. »

Sa cuisine se trouvant juste derrière et étant simplement séparée d'un bar, l'Oniromancien se saisis de son premier paquet de congelés. Lis les instructions en diagonales tout en sirotant un peu son verre. vingt minutes à cent quatre vingt, sur une plaque de cuisson. Mais il est un peu plus malin. Sait qu'avec la sauce dans certains petit fours, ça risque de couler, ce sera ensuite chiant à nettoyer et il n'a pas envie d'être ennuyé ni de passer quinze minutes à gratter comme un acharné avec une éponge en paille de fer. Alors il fouille dans un de ses tiroirs, pour en sortir une feuille de papier cuisson. Au moins, ça couleras dessus au lieu de finir sur sa plaque. Le verre entamé pausé sur le comptoir, il sort la plaque du four et commence à préchauffer ce dernier. Le papier une fois installé, il tend une main vers la boîte pour présenter cette dernière à Nero, comme on le ferait avec un objet de collection. Elle n'a couté que quelques pounds, au magasin de surgelés, mais il aime faire son petit effet parfois. Pour dédramatiser mais aussi pour taquiner, gentiment, l'Aéromancien et ses manières souvent trop étriquées qui datent d'un autre temps.

« Nero, je te présente les surgelés. Iceland foods sauve des vies, c'est une enseigne ici, qui vend des plats surgelés qu'il faut juste réchauffer quand t'as pas envie de cuisiner, ou que tu ne sais pas faire. Beaucoup de gens ordinaires comme moi y vont régulièrement. »

De ce qu'il en sait. A condition de passer de l'autre côté pour faire ses courses de surgelés. Parce que pour le coup, c'est vraiment pas cher, qu'il y a souvent des promos et des trucs à 1 ou 3 pounds pour dépanner et remplir son congélateur de repas à prendre en cas de flemme monumentale. C'est pas plus mal finalement. Il tait pourtant le prix, pour ne pas choquer Nero qui irait ensuite croire que le fleuriste a besoin d'argent pour boucler ses fins de mois, qu'il vit dans une misère sans nom. Pour les choses spéciales du nouvel an pourtant, il a payé un peu plus cher. Forcément, ce sont des plats un peu plus raffinés. Bien que toujours congelés.

« Maintenant, il suffit juste de placer les petits fours sur le papier, de les espacer un peu pour pas qu'ils colent et puis... Enfourner la plaque. Attendre vingt minutes, voir si c'est cuit et si c'est bon, sortir la plaque avec des maniques pour pas se cramer. Puisque je ne suis pas pyromancien et toi non plus... »

Combien de fois a-t-il pourtant vu sa mère faire ça, elle qui ne craint pas la chaleur ? Lui ne peut clairement pas, et Nero non plus. Pendant que son amant s'applique à déposer les petits fours, lui part chercher dans ses placards un plat un peu joli pour les accueillir. Ah, il aurait peut-être du prévoir la vaisselle à l'avance ? C'est ce que fait sa mère aussi, quand les Jager reçoivent, mais lui n'y a simplement pas pensé. Songeant que ce vieux plat, qu'elle lui a d'ailleurs donné quand il a emménagé, ferait l'affaire, le voilà qui passe rapidement un coup de torchon dessus. Il n'utilise jamais ce genre de choses, avait même râlé qu'il n'en avait pas besoin jusqu'à ce que la Pyromancienne insiste parce que "ça peut servir". Finalement, maman avait encore une fois raison. Il aura fallu attendre cinq ans pour que ça lui soit utile. Un plat blanc et relativement simple déposé, quelques motifs rouges rappelant le coven des enfants des volcans sur la bordure. Lucius qui bafouille et se justifie :

« Hm, c'est ma mère qui m'avait filé ça. Je crois qu'elle m'a aussi donné des assiettes assorties... ça va rouge pour le nouvel an non ? C'est un peu la couleur des fêtes de fin d'année non ? »

Préférant se cacher dans son placard en hauteur à la recherche des dites assiettes assorties, il s'empresse de dresser un semblant de table sur son bar pour y manger. C'est toujours un peu plus chic que sur sa table basse. Ses couverts eux, sont ordinaires et extraordinairement banals. Mais fonctionnels. De même que les verres de vin à pied qu'il fait l'effort de sortir aussi, plutôt que ses habituels verres de coca macdo. C'est qu'il les a accumulés, avec les années ! Mais aujourd'hui il faut faire les choses bien. Malheureusement, dans tout son bazar qui peut servir, sa mère ne lui a pas légué de serviettes en tissus. Il faudra donc se contenter de son sempiternel rouleau de sopalin.

« Tu vois, ça c'est les serviettes qu'on se transmet de génération en génération dans les familles qui ne sont pas de la haute, c'est souvent notre bien le plus précieux. Ma grand-mère a les mêmes aux états-unis. »

Faire semblant de rien, ignorer le problème, espérer qu’il s’en ira de lui-même. C’est la solution de facilité, je sais, mais c’est celle qui me préservera sur le court terme. Au long terme ? Ah, je ne veux pas y penser. Ce soir, ça n’est clairement pas le moment. Je ne veux pas commencer une nouvelle année en pleine crise d’angoisse, et je sais que Lucius s’en voudra sûrement de me mettre dans un tel état par de simples paroles malheureuses. Il n’y a qu’à voir comment il a réagi tout à l’heure !

Je suis fasciné par ce qu’il appelle des surgelés, et prends sa présentation très au sérieux. Mon expression faciale trahit d’ailleurs cette concentration ; pas le moindre humour transparaît sur mon visage, sa connerie passe totalement au-dessus de ma tête, et je commence à me poser de sérieuses questions à ce sujet. Est-ce que les cuisiniers à la maison utilisent des surgelés, eux aussi ? Non, ça doit être quelque chose qui ne touche que les pauvres. Je doute que nous autres plus aisés puissions nous contenter d’un tel…raccourci pour la nourriture.

Je suis attentivement les étapes de préparation, gardant les mains dans le dos en observant Lucius s’occuper du repas sans y participer. Je n’ai pas l’habitude de faire quoi que ce soit à la maison après tout, et aider sans y être invité n’est pas dans ma nature. Je suis tout de même fasciné par la normalité qui transpire de chacun de ses gestes. Fasciné par les petites problématiques inhérentes à leur existence, là où nos problèmes à nous sont au final plus importants. Ou le sont-ils vraiment ? Ca doit dépendre de la perspective. peut-être que lui les trouverait futiles, après tout.

“Oui.”

Rouge, c’est bien. Je préfère le noir bien sûr, mais c’est quand même mieux que rien du tout. Je devrais peut-être lui acheter un service, un beau, histoire qu’il ne se ridiculise pas auprès d’autres personnes que moi…mais les pauvres comme lui doivent se foutre des apparences, ce n’est pas grand-chose à leurs yeux du moment que la nourriture est déposée sur ces plats. Alors que chez nous, un service ébréché ou de l’argenterie non polie est synonyme de scandale ou de véritable guerre ouverte…oui, peut-être que nos problématiques sont bel et bien futiles.

Je regarde son rouleau d’essuie-tout sans comprendre un traître mot de ce qu’il me raconte. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de transmission ? Pourquoi est-ce que ça a l’air aussi important ? Est-ce que c’est encore une coutume que je ne connais pas ?

“Mais…c’est de l’essuie-tout, non ? Ca se jette après utilisation…non ? Alors…comment vous pouvez le transmettre ?”

C’est en voyant son visage encore plus confus que le mien que je comprends enfin qu’il s’agit d’une blague de sa part. Pour le coup…j’ai honte de ne pas avoir tout de suite compris. Les joues roses je détourne le regard, semblable à un enfant pris sur le fait. Au moins, je ne me ridiculise que devant lui.

Le repas est bien arrosé, la faute à un whisky de qualité dont la quantité fond comme neige au soleil avec moi. Plus le liquide ambré disparaît, plus je me détends. La force de l’habitude, j’apprécie la boisson et la désinhibition qu’elle m’apporte. Je me sens en sécurité paradoxalement, en perdant mes barrières une à une. Comme si la réalité s’éloignait, mise entre parenthèses.

La télévision est allumée, mais je ne la regarde pas vraiment. Assis sur les genoux de mon amant, je ne vois que lui et rien d’autre. J’observe son visage d’ange, je caresse sa douce chevelure, redessine ses tatouages du bout des doigts. Comment une si parfaite créature a-t-elle pu tomber dans les bras d’un monstre comme moi ? Comment ai-je pu le corrompre, lui aussi…? Non, je ne dois pas penser ainsi. Positif. Je dois être positif. Lucius est à moi, pour le meilleur comme pour le pire.

Minuit sonne, et avec lui un brouhaha intense à la fois à la télévision et à l’extérieur. Pourtant, je ne réagis pas. Mon esprit est obnubilé par la belle créature qui m’accompagne, et lorsque mon pouce caresse sa lèvre inférieure, j’esquisse un sourire tendre.

“Bonne année, Jager. Cette année, ce sera la nôtre.”

Enfin, je dépose mes lèvres sur les siennes, fiévreusement. Mon âme se mêle à la sienne, je lui confie tout mon amour en un seul et unique échange qui, lorsqu’il se brise, me laisse déjà haletant. Je profite de ce moment de flottement pour me détacher un peu de lui, nous sert à chacun une coupe de champagne et trinque à cette nouvelle année. J’ai oublié les tourments qui m’ont mené ici. Oublié les fiançailles, les Karlsson, les Auchincloss, tout ce qui me détruit à petit feu au quotidien. Ici et maintenant, il n’y a plus que lui et moi.

Une goutte de champagne coule sur mon menton alors que je bois l’alcool cul sec, sans ciller. Joueur, je la récolte de l’index et y passe ma langue, doucement, amusé par cette expression que je vois sur le visage de mon aimé. Oh, je sais m’y prendre quand l’alcool lève toutes mes barrières.

« C'était une blague. »

Nero n'est pas bien doué, pour la subtilité. Non vraiment, ce n'est pas le fort de l'Aéromancien. Lucius sait pourtant que son amant n'est pas l'homme avec le plus grand sens de l'humour d'Edimbourg mais pourtant, le voilà encore une fois à essayer de le faire rire, sans succès. Le pragmatisme du Sorcier l'a encore emporté sur la blague. Il a raison pourtant et Jager ne peut pas le contredire : les essuie tout sont à usage unique on ne peut pas les passer à la machine à laver après usage et donc effectivement ça ne peut être l'objet d'un héritage familial transgénérationnel.

« C'est pas grave si t'as pas compris, c'était pas très drôle de toute manière. »

Enfin si, lui trouvait ça marrant de faire une blague pour dédramatiser et enquiquiner un peu Nero au passage. Ce dernier croyant souvent que Lucius se trouve dans un état de pauvreté extrêmement précaire. C'est juste qu'ils ne sont pas du même monde, que le décalage entre eux est incroyablement aberrant parfois. Il se rappelle encore de sa tête lorsqu'il a dû manger avec les doigts et l'a même vu finir ses nuggets dans le lit. Choqué qu'on puisse manger là où l'on dort, avec les doigts, devant une seconde télé; celle du salon ne suffisant pas pour ses besoins de casanier.

C'est souvent ce décalage de classe sociale et d'éducation qui fait rire le fleuriste. Ou le choque carrément. Comme lorsqu'il a appris qu'il était très mal poli de se toucher le visage en publique : comment fait on pour se gratter la joue alors ? Ou le nez ? Il y a un monde entre quelqu'un qui se gratouille discrètement et quelqu'un qui se cure le nez au petit doigt avant de jeter sa boulette de mucus plus loin : ou pire, la manger. Passé l'âge de sept ou huit ans, on évite généralement. Lui qui croyait que sa mère l'avait bien élevé et qu'il était particulièrement poli comme garçon s'est retrouvé bien surpris face à toutes ces règles qu'observent les bourgeois. Des règles sans le moindre sens logique selon lui.

Ce soir pourtant, Nero se plie sans rechigner à cette vie de pauvre. Ou tout du moins, de type qui gagne un salaire honnête à temps plein. La classe ouvrière en somme, qui représente la majorité des gens quand on y réfléchit cinq minutes. Des familles pétées de thunes, au point de ne pas savoir quoi en faire, ne sont qu'un faible pourcentage de la population. Le commun des mortels lui, est content de voir qu'il y a le troisième bidon de lessive offert pour deux achetés au super marché, pense que c'est une bonne affaire et que c'est toujours ça de gagné : même quand on ne peine pas nécessairement tant que ça à joindre les deux bouts en fin de mois. Les économies de bout de chandelle font partie du quotidien et sont à peu près normales pour tout le monde. Si on peut économiser quelques pounds sur sa lessive c'est bon à prendre.

Alors la soirée se compose d'un superbe repas congelé de premier choix. Lucius n'a pas de domestiques contrairement à Nero. Il n'a pas non plus l'énergie ou les compétences nécessaires à la préparation de plats trop complexes. Vraiment, s'il avait voulu faire la queue de langoustine lui-même ? Il y serait encore, à essayer de déchiffrer la recette. Le téléphone coincé contre son oreille avec une épaule à appeler sa mère au secours pour savoir ce que veut dire tel ou tel mot technique de cuisine qu'il ne connaît pas, ou à quoi ressemble un ingrédient inhabituel. Probablement avec Nuggets qui s'impatienterai pour savoir quand est-ce que son sorcier daignerait lui donner un bout de la grosse crevette.

Le chat d'ailleurs n'est pas sur ses genoux ce soir. C'est Nero qui s'y est installé et l'himalayen lui dort profondément sur un coussin près de la fenêtre, ne semblant pas être dérangé le moins du monde par les festivités de la nouvelle année. Bien entendu, Lucius s'est assuré qu'il ait lui aussi de la langoustine. De toute manière, Nuggets le lui a bien rappelé à table. Alors la soirée est calme et ça lui convient totalement, à l'Oniromancien : de la bonne compagnie, un repas satisfaisant, de l'alcool et un programme télé devant le quel zoner. Une émission de variété classique de nouvel an, avec le top des chansons des années 80 et des présentateurs qui ne sont pas très drôles. Des chanteurs et des chanteuses qui viennent interpréter les titres d'une génération précédente à la sienne et qu'il ne connaît pas. Par curiosité d'ailleurs, il lui arrive de sortir son portable et de regarder l'année de naissance des interprètes. Et de se dire Mais il est si vieux que ça ?

Minuit approche et Lucius se prépare d'avance au bruit qui arriveras dans le quartier. Old town est un endroit qui vit, populaire et diversifié. Alors quand l'heure de 2024 arrive, bien entendu on entent les gens crier pour se souhaiter la bonne année. Ses voisins ont semblerait-il organisé une petite soirée pour l'occasion. Dehors, il y a quelques pétards avant que le feu d'artifice ne commence ici aussi. Est-ce qu'il a envie de se lever pour le regarder par sa fenêtre ? Nero n'a pas l'air décidé à bouger. Il en est de même, pour celui retransmis à la télévision qu'il regarde d'un œil distrait. Les joues déjà un peu rougies par l'alcool, il accepte pourtant la coupe de champagne et le baiser qui s'en suit. Sourit aux vœux de l'Aéromancien et hoche la tête positivement. Oui cette année sera la leur. C'est mieux d'espérer que toute cette histoire de fiançailles se règle rapidement, que ce soit vite un mauvais souvenir au quel on ne pense plus pour enfin être heureux. Et pourtant. Si Lucius était plus pragmatique il saurait très bien que c'est un mensonge que l'on se chuchote l'un à l'autre pour se rassurer, se promettre que tout va bien se passer alors qu'en réalité ? Il n'y a pas de réelle échappatoire à ce merdier.

« Je trouve que c'est une bonne résolution. »

Parce qu'il espère réellement que tout va s'arranger, que les choses reviendront à la normale. Qu'il n'aura plus à triturer son esprit et à perdre le sommeil en repensant à ces fiançailles qui semblent être inéluctables. Mais ce soir, aucun d'entre eux n'a envie d'y penser. Attrapant la taille de Nero de sa main libre pour le rapprocher de lui, plongeant son regard sombre dans ses yeux clair, l'Oniromancien sourit coupe de champagne à la main. Avant de se rapprocher pour réclamer un nouveau baiser. Non ce soir, il est préférable d'oublier tout ça. De vivre dans celle désillusion d'un avenir heureux à deux, comme si un changement d'année sur le calendrier allait régler tout les soucis qui sont inhérents à leur relation. Oublier qu'ils ne sont pas de la même classe sociale. Ne pas penser au fait qu'une relation entre hommes ne serait jamais acceptée par la famille Karlsson. Ne même pas songer à eux un seul instant, ni à Moira et au reste du monde qui en dehors de cet appartement calme, s'agite pour fêter le passage à 2024.

Je ressens ce furieux besoin de l’embrasser, encore et encore. Comme si nos baisers me donnaient de l’oxygène, que je ne pouvais plus vivre sans eux. L’alcool m’est monté à la tête, certes, mais je sais que ce sentiment ne disparaîtra pas avec la sobriété. Le temps s’est arrêté, j’ignore même où nous nous trouvons. Tout ce que je sais, c’est que je suis avec l’homme que j’aime.

Silencieux, je profite de mon petit ami. De sa présence, de son aura. Mes mains caressent ses épaules, mes doigts déboutonnent petit à petit sa chemise pour dévoiler un torse entièrement encré. Entre deux baisers, je prends le temps de l’observer et me mords la lèvre inférieure. J’ignore si c’est l’alcool, mais je le trouve incroyablement sexy dans cette tenue. Je frôle sa peau, redessine ses tatouages du bout des doigts.

“J’ai envie de toi.”

Mon visage se perd dans son cou, mes lèvres caressent sa gorge, déposent de doux baisers avant que mes dents ne prennent le relais. Je me laisse emporter par l’envie, dévore sa peau, tire un peu plus sur sa chemise pour la descendre de ses épaules que je ne tarde pas à attaquer également. J’ai faim de lui. Comme si mon cerveau se focalisait uniquement sur l’instant, oubliant la raison qui a fait que nous ne nous sommes pas vus pendant un moment.

Mais cette vérité n’a pourtant pas disparu. Elle reste dans un coin de mon esprit, et teinte légèrement chacune de mes actions. Je suis un peu plus passionné, à chaque nouveau baiser. Un peu plus brutal en retirant ses fringues, un peu plus fébrile en découvrant son corps. Comme si la mort était proche, et que je voulais profiter de chaque seconde qu’il me restait à vivre.

Je ne les laisserai pas nous séparer, toi et moi. Je t’en fais le serment. Je détruirai toutes les barrières qui nous séparent. Nous aurons droit à notre bonheur.

TW érotisme léger, alcool

L'alcool chauffe, les cœurs et les corps s'échauffent. Le baiser de nouvel année que lui offre Nero ne laisse pas de doute quand à ses intentions. La chemise ouverte de l'Oniromancien qui comprend immédiatement qu'ils commenceront 2024 ensemble, étreints. Comme une promesse de s'aimer en vers et contre tout. Un vœu qu'il voudrait se voir réalisé, bien que le 1er Janvier soit normalement réservé aux bonnes résolutions plutôt qu'aux prières. Qui elles, sont plutôt adressées lors du nouvel an lunaire au sein de son coven. Peut-être qu'il devrait prier un peu plus ces ancêtres paternels qu'il ne connaît pas, pour essayer d'attirer leur attention sur lui, d'avoir leurs bonnes grâces et leur aide. Difficile, lorsque l'on ne connaît qu'une partie de ses ancêtres sans avoir conscience de l'autre moitié.

Mais pour le moment, l'instant est aux vivants et à eux. Dans ce petit appartement cozy du centre ville, où personne ne semble être perturbé par les célébrations ayant lieu dehors. Sur ce canapé où le temps s'est suspendu dans ces instants d'allégresse. Où il n'y a personne d'autre qu'eux et leur amour, personne pour juger de leur relation, personne pour leur dire qu'il est impossible de s'aimer.

Les joues rougies vont à ravir à l'Oniromancien, s'il se fit au regard que lui adresse son amant. Nero le regarde d'une manière différente ce soir et ça n'a probablement rien à voir avec la date. Une date qui finalement, n'a pas d'autre symbolique que de marquer le début d'une nouvelle année, un moment choisi presque arbitrairement. Du moins, c'est l'impression qu'il en a personnellement. Le nouvel an pourrait avoir lieu de 5 mai que ça ne changerai pas grand chose pour lui. Mais le premier jour du premier mois, lui aussi décidé arbitrairement dans sa logique personnelle, ça fait tout de même plus de sens. Peu au courant des calendriers et des réflexions de gens plus intelligents que lui, ignorant totalement qu'il a fallu se concerter pour organiser les jours et le temps. Le temps ayant toujours été un concept vague et relatif pour Jager, ce n'est donc pas bien étonnant qu'il ne réalise pas toute la complexité de la chose. seeing the big picture ce n'est clairement pas sa tasse de thé.

Lui préfère se concentrer sur l'instant présent, plutôt que de penser à des vieux hommes barbus ayant décidé d'organiser le calendrier pour que l'existence soit moins chaotique et puisse avoir plus de sens. Un sens qui lui échappe aussi d'ailleurs. L'avenir n'a pas réellement d'importance pour l'Oniromancien non plus. Ou du moins, tout dépend. L'avenir avec Nero a une importance, mais son manque de vision l'empêche bien souvent de réellement comprendre ses propres songes prémonitoires confondus avec de simples mauvais rêves. Oiseau de mauvaise augure, à l'esprit trop simple pour le réaliser.
L'instant qui compte réellement, c'est celui-ci, en compagnie de l'homme qu'il aime. Un homme, c'est une première pour l'Américain sans doute même une dernière, mais tout compte fait : ça n'a rien de dramatique.

Nous ne devrions pas faire ça maintenant. Déjà, parce que coucher ensemble lorsque l’alcool se mélange dans les veines est le meilleur moyen de le regretter - mais je ne m’en formalise pas. C’est avec Lucius que je partage ce moment, et je sais que rien ne me fera regretter de m’être offert à lui une fois de plus. Je l’ai fait dès notre seconde rencontre après tout, pourquoi est-ce que cela me poserait des problèmes aujourd’hui ? Thanikos lui-même a profité de cette union, et même si j’ai eu du mal à l’accepter au début, le marché que j’ai passé avec lui concernant la relation que nous entretenons avec Jager m’a aidé à passer outre mon indignation.

Alors pourquoi est-ce que nous devrions arrêter ? Pour une raison stupide. Parce que cette nouvelle union a un goût d’adieu, et c’est cette pensée amère qui prévaut dans mon esprit. Comme si je ne le revoyais plus après cette soirée, que nous allions être séparés, que peut-être l’un ou l’autre décèdera dans des circonstances mystérieuses…non, je dois me sortir ça de la tête. La situation est suffisamment horrible comme cela, pas besoin d’en rajouter une couche avec ma paranoïa habituelle !

TW : Alcool & ivresse
« On ne vas pas aller jusque là quand même... »

Les tatouages, Lucius a beau en avoir une belle collection, les prénoms des amoureuses c'est quelque chose qu'il a toujours évité. Comme si au fond de lui, l'Oniromancien savait que ça n'allait pas durer pour la vie. Que ce serait une erreur, d'avoir le prénom d'une fille quelque part sur sa peau, perdu au milieu des autres motifs encrés. Lui-même n'a jamais été présent sur la peau de quelqu'un. Du moins, à sa connaissance. Il y a peut être une fille, quelque part, qui s'est fait tatouer Lucius en lettres calligraphiées. Mais si c'est le cas : soit c'est un autre Lucius, soit il n'est pas au courant. Nero lui se ferait tatouer Jager. Puisqu'il a cette manie de toujours utiliser son nom de famille, plutôt que son prénom et ce malgré les mois passés et la nature intime de leur relation. Un tatouage avec le logo du Jägermeister, ce serait assez discret, si vraiment il y tient. Mais le fleuriste le sait : c'est l'alcool qui parle plus qu'autre chose.

« Je n'ai pas besoin de voir mon nom tatoué sur ta peau pour savoir qu'on s'aime tous les deux. »

Et il espère au fond de lui-même que s'il lui venait l'idée de vraiment se faire tatouer Jager lors d'une nuit d'ivresse, s'il allait voir son frère pour se le faire apposer, Ichabod l'en dissuaderait en lui disant que c'est une mauvaise décision.  

Il y a d'autres manières de se dire je t'aime, de se prouver son amour, plutôt que de s'encrer le nom de l'autre sur les fesses. Comme partager cet instant dans son canapé, sans se soucier du remue ménage qui prend un peu plus d'ampleur dehors. Maintenant qu'il est minuit, les écossais commencent vraiment à célébrer comme il se doit, le début de la nuit n'était qu'un échauffement et l'Américain vit ici depuis assez longtemps pour savoir que dans ce pays, on ne fait pas la fête à moitié. Que souvent, ça peut durer jusqu'aux aurores. Trop longtemps pour lui, qui préfère souvent s'éclipser des soirées pour aller dormir, épuisé par sa journée.

Allongé dans le noir, je fixe mon amant endormi du regard, une expression indéchiffrable sur le visage. Malgré mon assurance un peu plus tôt, les fantômes du passé et mes vieux démons ont tout de même teinté notre union. Des visages hideux déformés par le temps, des souvenirs qui me font frissonner une fois encore. Je me suis fait violence pour qu’il ne capte rien, pour forcer mon esprit à rester dans le présent et constater que ce n’était que Jager au-dessus de moi, Jager qui me faisait autant de bien que je lui en faisais…pourtant, l’appréhension et la terreur sont toujours bien présentes dans mon esprit et me tordent les entrailles. Je soupire longuement, ferme les yeux, et me force à réfléchir.

Je ne dois pas vivre dans le passé, certainement pas vivre dans la peur. Je suis un Karlsson, et avec ce nom vient de nombreuses responsabilités. Esquissant donc un faible sourire, je me rallonge sur le dos et fixe le plafond du regard. L’alcool commence à redescendre, et le sommeil à m’emporter. L’euphorie qui m’avait assailli après l’orgasme m’a fait prendre mon portable pendant un instant alors que Jager s’effondrait d’épuisement, et je n’ose regarder ce que j’ai pu écrire et à qui je l’ai envoyé. C’est un problème pour un autre jour ; voire pour jamais. Alors que le sommeil m’emporte, une lueur d’espoir s’offre à moi. Une perspective d’avenir, pour une fois. Un futur que j’espère voir de mes propres yeux.