[Terminé] The star that stopped shining ⨳ Luciero II

Mon esprit vagabonde. Mon coeur se serre, ma poitrine me fait mal, réfléchir est compliqué. Vivre est compliqué. Je chancelle dans les ruelles de Leith, incapable de voler, certainement trop alcoolisé pour faire quoi que ce soit de potable. Mes yeux se révulsent, je m’appuie contre un mur pour ne pas tomber. Pourquoi suis-je dans un tel état ? Ca ne peut pas être dû à mes retrouvailles avec Ichabod. Il y a autre chose…il doit y avoir autre chose.

“Tu es fatigué, Nero…dors un peu.”
“NON ! Je ne te laisserai pas ce corps !”

Un regain d’énergie, et la volonté de ne pas laisser Thanikos prendre le dessus me donne la force d’avancer, encore. New Town est désespérément loin, et je n’ai aucun moyen de rejoindre mon quartier autrement qu’en marchant pendant des heures. Est-ce seulement possible ? Est-ce que je vais m’écrouler là, au milieu de la rue, et déclencher un scandale autour de la famille Karlsson ? Que diront les parents ? Ils ne seront pas très contents. Voudront sûrement me corriger. Et après…après…

“Dors, Nero.”

Nous ne sommes pas très loin de Old Town, pas très loin de chez Lucius en fait. Je me redresse, secouant la tête, et observe mes mains l’espace d’un instant. Elles ont l’air difficile à manier, est-ce à cause de l’alcool ? Je n’ai pas l’impression d’être bourré, mais on ne sait jamais ! Je tente d’activer ma magie, et affiche un large sourire en constatant que je peux toujours voler. Ah bah, voilà ! C’est déjà plus pratique que de marcher, non ? Les passants sont perturbés l’espace d’un instant de me voir flotter, mais se font certainement une raison et ne disent rien. Voilà, ça c’est bien !

J’approche de l’appartement de Lucius, et sens Nero s’agiter en moi. Il ne veut pas le voir ? Mais…pourquoi ? On est trop loin de la maison et il est déjà tard, alors ça va être difficile de passer inaperçu pour rentrer ! En plus, je suis presque sûr que Freja est déjà tranquillement installé dans la fourrure de Nuggets à se taper son meilleur coma. Est-ce qu’il ne veut pas faire de coma, lui non plus ? Allons bon ! C’est idiot.

Je me bats avec lui pour grimper les étages menant à l’appartement de Lucius, mes gestes se bloquant parfois sans que je puisse faire quoi que ce soit. C’est qu’il se débat, Nero, pour ne pas le voir ! Mais pourquoi ? Pourquoi veut-il le garder hors du secret, alors qu’il l’aime autant ? Qu’on l’aime tous les deux ? Il a le droit de savoir, Lucius ! Nous ne devons pas refaire une Chris, n’est-ce pas ? Il ne faut pas garder tant de secrets. Si ça ne tenait qu’à moi, je dévoilerais tout immédiatement !

“Thanikos, laisse-moi !”

La porte s’ouvre, et mon coeur rate un battement en voyant un Lucius à moitié endormi dans l’encadrement. Les émotions sont trop fortes pour moi ; je tente de garder la tête haute en entrant chez lui, de conserver ma dignité. Mais les efforts que je fais pour maintenir Thanikos loin de moi, les retrouvailles avec Ichabod et les souvenirs douloureux qui remontent me font définitivement craquer : les larmes coulent sur mes joues sans que je puisse les contrôler, mon visage pourtant toujours impassible. Elles me paraissent presque étrangères. Est-ce que c’est moi qui pleure, réellement ? Pourquoi ? Pourquoi est-ce que je n’arrive plus à parler ? D’où vient cette boule dans ma gorge ? Et pourquoi le regarder ne fait que me faire craquer d’autant plus ?! Arrête, putain ! Arrête de pleurer, tu es un homme, bon sang !

“J…je…c’est stupide…putain…”

Nuit de sommeil aux nombreux voyages. Le temps d'un instant, Lucius se croit même éveillé tant le rêve est réaliste. Mais rapidement, il se rend compte que ce n'est pas la réalité. Quand la petite voiture de l'enfant change de couleur soudainement en rencontrant son pied. Tout est pourtant si palpable. Si réaliste. Probablement qu'il a erré un instant dans les rêves d'un autre oniromancien, d'un jeune garçon qui commence à découvrir sa magie. A tester les limites dans ses propres songes, pour ensuite les étendre à ceux des autres lorsqu'il en aura l'âge. Modifier une couleur. Changer un détail. Lucius adresse un sourire à l'enfant, qui l'observe de ses prunelles sombres. Une main sur la petite voiture, assis en tailleur pour se mettre à sa hauteur, le fleuriste se saisis de la voiturette. Il change le modèle, pour une voiture plus sportive et accompagner ainsi l'enfant dans son jeu de course improvisé. Un rire sincère prend l'Oniromancien le plus âgé lors de cet échange. Heureux de retrouver cette enfance lointaine dont il se souvient bien. S'il en a gardé l'innocence, à vingt huit ans, jouer encore aux petites voitures n'est pas quelque chose qu'il fait bien souvent.

Et tout s'arrête. Jager qui sursaute en se levant dans son lit, l'esprit embrumé. Un choc pour lui de revenir à cette réalité bien plus triste. La sonette de son appartement résonne, il titube maladroitement. Frisonne en quittant ses draps, dans la précipitation ne pense même pas à enfiler un pantalon pour aller ouvrir. Pensant que c'est urgent. Il ne prend même pas la peine de vérifier si Nero dort encore à ses côtés. Revenir dans le monde éveillé est toujours complexe pour Lucius. Trace de drap sur la joue il ouvre maladroitement sa porte. Nero. Un regard vers sa chambre à coucher, puis dans l'encadrement de sa porte. Ses yeux encore à moitié fermés qui font des allés retours. Pourtant cette fois-ci il est certain que c'est la réalité. Peut-être ?...

Sursaut dans son lit. C'était un rêve. Ses yeux regardent l'heure sur l'auto réveil. Presque 6h du matin. Le lit lui semble froid. Vide. Nero n'est pas là. Lucius qui lâche un juron dans sa barbe. Au moins, il l'a vu venir. Enfilant rapidement un pantalon ainsi qu'un sweat à capuche, il se dirige en trainant des pieds vers sa cuisine. A quelle heure Nero reviendra-t-il ? Ils sont drôlement utiles, mes rêves prémonitoires dis donc. C'est presque aussi utile que la fois où il avait rêvé en avance de son déjeuner avec Alba, réussissant à prédire qu'elle allait commander des pâtes bolognaises et que lui prendrait la même chose par manque d'inspiration. Profitant d'être réveillé avant que ça ne se produise, Jager lance sa cafetière en baillant. Prépare un second mug sur le côté de sa table de cuisine, ne sachant pas quand Nero arriveras. Et même s'il arriveras. Peut-être qu'il est parti en pleine nuit pour une urgence. Peut-être qu'il est déjà rentré. Ce ne serait pas la première fois, qu'il lui fait un coup pareil. Relégué à la place de l'amant qu'on cache dans le placard. Il a bien compris que ce ne serait pas possible, de vivre leur amour au grand jour. Pas tout de suite. Mais l'espoir fait vivre et le fleuriste ne désespère pas qu'un jour, ce sera quelque chose d'envisageable.

Trempant ses lèvres dans sa tasse encore chaude, il sursaute et se renverse du café dessus. Nouveau juron en se saisissant d'un torchon pour s'éponger tout en courant à sa porte. C'était bien ça. Cette fois-ci, il ne peine pas à l'ouvrir. Sent bien la poignée dans ses mains, se rend compte des sensations bien plus réelles que celles de son rêve. Mais Nero, si c'est bel et bien lui... N'est pas comme dans ses songes. Confus, il l'attire pourtant à l'intérieur en l'attrapant d'un bras. Referme la porte, pour le serrer contre lui, le visage contre sa tâche de café fraîche. Une main du fleuriste se glisse dans les mèches noires de l'autre, pour le garder contre son épaule.

« Pleure. ça fait du bien, c'est pas grave. Laisse sortir t'en a besoin. »

Baiser dépose sur le haut du crâne de l'Aéromancien.

« Je suis là. »

La douceur de Lucius n’arrange pas les choses. Si jamais, elle renforce cette détresse qui est mienne. Ma force me quitte, mes barrières tombent, et je me retrouve entièrement démuni. J’ai l’impression de revenir en enfance, lorsque mes émotions étaient encore incontrôlables. Cette enfance où on m’a souvent puni de les laisser exploser. “Je vais te donner une raison de pleurer !” “Les hommes ne pleurent pas. Seuls les tapettes le font, et j’espère pour toi mon fils que tu n’en es pas une !” Des phrases entendues en boucle, intégrées profondément dans mon esprit, qui pourtant ne m’empêchent pas de verser toutes les larmes de mon corps. Toutes ces larmes retenues pendant presque 30 ans. J’ignorais que j’étais même capable d’encore pleurer. Ca n’est pas agréable. Suis-je malade ? C’est l’impression que ça me donne. Le souffle court, les muscles tendus, les yeux qui piquent, j’ai la sensation de me noyer. Je ne peux pas continuer ainsi. Je ne…

Il fait chaud ici, et c’est agréable. Je relève la tête vers Lucius et esquisse un sourire satisfait de constater que j’ai bel et bien atterri chez lui. Prends ça, Nero ! J’ai gagné cette nouvelle bataille, et je comprends vite tout seul que la guerre est bientôt terminé entre nous. Je ne sais pas pourquoi il a voulu la déclencher d’ailleurs…je suis juste fatigué d’être relégué au second plan, comme si je lui faisais honte ! En quoi est-ce mal de vouloir dévoiler notre petit secret à ceux que nous aimons, hein ? Si nous voulons rester avec Lucius pour toujours, il va falloir qu’il sache tout de même qui je suis !

Je m’éloigne pour regarder le joli oniromancien, essuie les larmes sur mes joues et affiche de nouveau un grand sourire. J’ignore pourquoi, mais je me sens toujours particulièrement bien avec lui ! C’est peut-être ça qu’on appelle l’amour, le vrai ? Nero ne peut pas m’en vouloir. Il est adorable ce type, et il nous aide bien à dormir en plus ! Alors c’est le mieux, non ?

“Luluuu ! Je suis trop content de te voir. Tu sais, on a retrouvé Bobod ! Ca faisait super longtemps qu’on l’avait pas vu, tu sais ? Il est parti de la maison il y a TROP SUPER LONGTEMPS. Je croyais qu’il était même carrément parti du pays, mais en fait, il était à Edimbourg tout ce temps ! C’est dingue non ? T’y crois, toi ?”

Je sautille sur place, surexcité à l’idée d’avoir retrouvé Ichabod mais aussi vraiment trop plein d’énergie pour faire quoi que ce soit d’autre. Dans ma tête, je sens Nero se débattre. C’est qu’il veut sortir, me balancer dans un coin une nouvelle fois, mais je ne veux pas ! J’ai le droit de vivre moi aussi, de vivre dans ce corps, de partager ces moments intimes avec mon petit ami. Je ne veux pas juste disparaître encore et encore, jusqu’à même m’endormir pendant des mois, des années même ! Je veux être libre !

“Tu sais Lulu, j’ai plein de secrets et j’aimerais bien tous te les dire. Mais j’ai pas le droit normalement. Mais c’est pas grave, non ? Je peux quand même te les dire…non…?”

Cette fois, Nero se débat comme un beau diable. Ma main droite vient pincer violemment la gauche, me faisant couiner de douleur avant de froncer les sourcils. Est-ce qu’il compte vraiment me faire mal physiquement dans l’espoir de me faire taire ? Ca ne prend pas avec moi, ça, monsieur ! Je renifle pitoyablement, la morve au nez d’avoir pleuré - même si ce n’était pas moi, ce corps ne comprend pas toujours les changements de tête - et me frotte les yeux de mes poings.

“Je crois que j’ai un peu bu ce soir, mais je suis pas bourré, promis ! Enfin ce matin ? Il est quelle heure ? Il fait à peine jour, oh lala !”

Lucius ça lui brise le cœur, de le voir comme ça. Il n'a pas besoin de demander ce qui ne va pas. Savoir ce n'est pas la priorité. Nero a avant tout besoin d'être rassuré. Et c'est ce qu'il fait, l'Oniromancien, en le gardant dans ses bras contre lui. Aussi longtemps qu'il en aura besoin, pour sécher ses larmes et se remettre. Le café attendras, qu'importe si sa tasse est froide d'ici là. Ce ne sera pas la première fois qu'il boiras un mug glacé pour l'avoir oublié, parce qu'il est allé faire autre chose ou s'est carrément rendormi. Nero lui auras un café chaud après, quand il sera capable de bouger de son étreinte. Parce qu'il sait bien Jager que quand ça va aussi mal, on a l'impression qu'on ne s'arrêteras jamais de pleurer. Mais en vérité, on finit toujours par avoir une accalmie après un moment. Il suffit d'attendre que les nuages finissent par s'en aller, parfois, ils tardent un peu. Parfois, ils restent dans le ciel encore un moment. Mais ça n'empêche pas d'avoir un rayon de soleil de temps en temps pour respirer. Le hoodie tâché de café et de larmes, Lucius est surpris de le voir s'éloigner si vite pour lui sourire.

Est-ce que ça l'a tant soulagé que ça ou...

Voilà qu'il ne comprend plus rien. Penche la tête sur le côté confus. Parce que son ton est joyeux et enjoué, qu'il l'appelle Lulu au lieu d'utiliser son nom de famille, parce qu'il parle soudainement beaucoup et très vite. Trop vite pour qu'il comprenne tout. D'un geste mécanique, décrochant bien rapidement, il enclanche la machine à café pour faire un nouveau mug à son petit ami. Attrape du sopalin qu'il lui tend maladroitement en même temps que sa boisson chaude, histoire qu'il s'essuie un peu le visage. Il a les yeux rougis par les larmes, il sent l'alcool à plein nez. Vraiment, ça ne lui réussit pas de picoler à Nero. Cet été, il lui a fait le même coup : les pleurs en moins.

« Il va bientôt être sept heures. Il est tôt encore. »

Et il a besoin d'une longue rasade de café pour se remettre de tout ça. De son rêve prémonitoire l'ayant tiré du lit bien trop tôt, de la crise de larmes de l'Aéromancien et de ses paroles trop nombreuses. Une fois abreuvé de caféine, il retire simplement son hoodie, qu'il s'empresse d'aller balancer dans son bac à linge. Revenant emmitouflé dans un autre, noir cette fois-ci. Il lui faut une seconde longue gorgée pour commencer à comprendre ce que Nero lui a raconté quelques instants plus tôt. Jager qui n'est pas du matin. Qui n'est pas du réveil surtout, peu importe l'heure.

« Faut que tu m'expliques ton histoire de bobod là Nero, je comprend rien... C'est qui ? Tu voulais dire Ichabod ? Le tatoueur ? »

Au final, il se rend compte qu'il ne sait pas grand chose de lui. Et cette mention de secrets... Les cartes tirées par Alba lui reviennent en mémoire, maintenant que ses neurones sont à peu près fonctionnels. Appuyé contre son comptoir de cuisine, son mug à la main, il s'empresse de refaire chauffer encore une fois sa fidèle machine. Il a besoin d'un autre café, encore.

« Et vas y doucement, s'il te plaît, tu sais que c'est compliqué pour moi de suivre au réveil. Prends ton temps, j'suis pas pressé. »

Parce que de toute manière, il ne travailleras que cet après midi. D'où la grasse matinée qu'il avait programmé, pour rattraper ses heures de sommeilles perdues le soir afin de passer un peu de temps avec Nero. Eviter de se coucher trop tôt, pour profiter un peu de lui. Leurs familiers eux ne semblent en tout cas pas encore prêts à sortir du lit. Aucun des deux n'est venu... Ce qui semble étrange à Lucius, étant donné la détresse émotionnelle de Nero en arrivant, que Freja n'ait pas volé à ses côtés pour le soutenir et le rejoindre au plus vite.

Je suis si excité que je ne comprends pas bien pourquoi Lucius me donne de l’essuie-tout…avant de me rendre compte que je suis recouvert de café. AH ! C’est pas très cool, ça ! Je me dépêche donc de nettoyer le tout, tout en comprenant qu’il est peut-être un petit peu trop tôt pour lui. Sept heures ? C’est une heure décente pour se lever ça, non ? Quand je vais travailler à la place de Nero, c’est courant que le réveil sonne à cinq ou six heures du matin ! Et comme je ne manque pas d’énergie, je suis souvent déjà en forme au saut du lit. Mais Lucius ? Ah…je suppose que c’est parce qu’il est malade, enfin je crois. Il a l’air d’un cadavre tout juste relevé, c’est rigolo ! Enfin ce serait pas rigolo si c’était vrai, parce que c’est triste quand même de relever des cadavres…mais c’est quand même un petit peu rigolo, voilà.

Je sirote tranquillement le café qu’il m’a offert, tout en sautillant légèrement sur place comme une balle en caoutchouc rebondissante. Et petit à petit, je me rends compte que Nero a plus de secret que je le croyais avec l’homme qui partage sa vie. Expressif, je fais la moue en fronçant les sourcils. Il va falloir revoir toutes les bases de cette relation, tss tss ! C’est important pour le garder avec nous celui-là, non ? Pas comme l’autre en Amérique qui n’a jamais eu le droit de tout savoir ! Et au final ça s’est terminé comment, hein ? Non, vraiment, il vaut mieux me laisser faire !

“Bah, bobod, c’est mon frère en fait !”

Bon, il a l’air de peiner à suivre. Pauvre Lucius ! Il est peut-être un peu tôt pour lui expliquer tout ça, non ? Mais si je ne le fais pas maintenant, quand Nero reviendra, il refusera forcément de le faire ! Et ce serait triste qu’il cache encore son passé à quelqu’un, non ? On a besoin de se libérer de ces trop nombreux secrets, c’est très important ! Et moi, je suis là spécifiquement pour ça. Pour ouvrir la soupape.

“T’inquiètes pas, je vais y aller doucement ! Alors en fait, bobod, enfin…Ichabod…c’est mon petit frère. Enfin il est petit en âge hein, il est plus jeune de deux ans quasi, mais il est super grand en vrai ! D’ailleurs c’est qui le plus grand entre toi et lui ?”

Je tente de me souvenir de l’écart de taille entre Ichabod et moi, et me place juste à côté de Lucius. Ma main droite passe du sommet de mon crâne à lui, pour constater que je lui arrive à l’épaule. C’est relativement équivalent avec Ichabod en fait, je ne vois pas trop de différence ! Satisfait donc d’avoir obtenu ma réponse et exprimant un simple “ah c’est pareil, en fait !”, je poursuis ma tirade.

“En fait Ichabod est parti de la maison quand moi j’étais en Amérique. On était pas trop proches, il paraît même qu’on s’est battu, je sais pas, je peux pas dire. Mais quand je suis rentré il était plus là, et j’étais très triste. Madame Karlsson a dit qu’il était sûrement parti du pays, et elle voulait pas qu’on en parle encore, alors j’ai arrêté de poser des questions. Mais j’étais super triste d’être tout seul, alors j’ai dormi longtemps. Puis je me suis fait une raison, et je suis revenu.”

C’est peut-être un peu confusant pour lui, toute cette histoire, surtout à sept heures du matin ! Je sirote une gorgée de café une fois de plus, qui achève de me redonner de l’énergie - comme si j’en avais besoin !

“Mais tu sais Lulu, Ichabod…c’est pas le seul frère que j’ai. Que j’avais enfin. Parce qu’il y en avait un autre entre nous. Mais…il est plus là maintenant. Et c’est parce qu’il est plus là, que moi je suis là. Enfin je crois ? J’en suis pas très sûr. J’ai juste…ouvert les yeux, et il n’était déjà plus là.”

Bobod, c'est donc bel et bien Ichabod le tatoueur dont Lucius lui a parlé. Un nom mentionné au détour d'une conversation et... Il s'avère que Nero et lui sont frères. Un peu surpris de cette révélation soudaine, le fleuriste fronce les sourcils confus par cette nouvelle. Oh, maintenant qu'il le dit... Oui, il y a un air. Une différence de taille aussi, Nero s'approchant pour tenter de voir qui d'entre eux était le plus grand, mais il finit par lui donner une réponse :

« On fait presque la même taille, il est un tout petit peu plus grand que moi. »

Mais toute cette histoire, Jager n'y comprend absolument rien. Parce qu'il est trop tôt certes. Mais aussi parce que c'est confusant. Qu'il y a des paroles étranges, celles d'un homme ivre mort. Il reconnait Nero lorsqu'il est saoul, ce dernier changeant de personnalité de manière radicale. Il y a a priori un autre frère entre les deux aéromanciens, de ce qu'il comprend, décédé. jeune, puisque son petit ami n'en a pas de souvenirs ou très peu. Il compte sur ses doigts, réitère les informations dans sa tête pour aligner les éléments de cette histoire.

Nero est le fils aîné, il y en a eu un second malheureusement parti trop tot. Puis Ichabod en troisième. Les deux frères restants se sont disputés, le tatoueur qu'il connaît bien depuis le temps a quitté la maison quand l'autre était en voyage aux Etats unis. Ok, il a compris cette partie. Leur mère qui, comme il l'a plus ou moins deviné depuis un moment, n'est pas une personne très sympathique et a menti à Nero en lui disant qu'Ichabod était parti du pays. Alors que... Non, à l'évidence, puisque ce dernier habite à Leith. Lucius sait même à peu près dans quelle rue, ayant une fois fait un petit bout de chemin avec lui puisqu'ils partaient dans la même direction.

« Ok, donc l'information principale, c'est que Ichabod c'est ton petit frère. Que vous aviez perdu contact mais que vous vous êtes retrouvés tout les deux, c'est bien ça ? »

Le reste de détails ? Oh, on verras plus tard. Le tout c'est de comprendre ce qu'il a fait cette nuit. A l'évidence, vu l'odeur et son comportement il n'a pas bu de la grenadine avec le tatoueur. Qu'importe, Nero est un adulte et fait bien ce qu'il veut. Au moins, il était avec une personne de confiance et n'était pas dans un endroit louche. Encore moins du côté humain, où Lucius n'aime pas aller et où il n'aime pas savoir que Nero traîne de temps en temps.

« Mais c'est bien du coup, non ? Pourquoi t'as pleuré en arrivant alors ? C'était des larmes de joie ? »

Oh ça n'avait pas l'air. Jager il s'y connaît en pleurnichage, lui-même étant un expert. Et ça n'avait pas l'air d'être ce genre de larmes là qu'à versé Nero contre lui. Même plutôt l'inverse de la joie. Alors, pourquoi ce changement de comportement soudain ? Pourquoi d'un coup il est heureux et guilleret ? C'est tout de même abrupte comme changement de personnalité ! Et c'est ce qui le perd le plus dans cette affaire. Plus encore que le flots de paroles débité par son amant. S'il y a des gens qui changent beaucoup en ayant un coup dans le nez, en bien comme en mal, là c'est tout de même radical. Diamétralement opposé. Lui est un peu moins timide et parle plus après quelques verres. D'autres deviennent colériques. Mais Nero lui ? Deviens extrêmement joyeux, enthousiaste, avenant... Tout l'inverse de ce qu'il est habituellement, avec un caractère plus calme et toujours mesuré.

Malgré mes paroles toujours plus nombreuses, Lucius semble comprendre les informations que je m’efforce de lui transmettre. Evidemment, il n’a pas encore la principale : celle que Nero lui cache depuis longtemps, celle qu’il m’a interdit de mentionner à qui que ce soit. Mais j’ai bon espoir de pouvoir faire quelque chose aujourd’hui et maintenant.

“Oui, t’es trop fort !”

Je sirote mon café, et hausse un sourcil à sa question. Oui, c’est bien d’avoir retrouvé Ichabod. Alors pourquoi est-ce que j’ai pleuré ? Bah…euh…

“Hein ? Pleuré ? Moi ?”

Je ne comprends pas bien où il veut en venir. Est-ce que j’ai pleuré ? Apparemment oui. Celui qui était là quelques minutes auparavant était suffisamment perturbé pour laisser tomber le masque. Je soupire longuement, fais la moue et secoue la tête.

“C’est un trop-plein d’émotions je crois. Parce qu’il a vu Bobod, parce qu’il a fait remonter des souvenirs d’il y a longtemps, je crois que c’était vraiment trop. Mais tu sais, Lulu, c’est pour ça que je suis là, moi. Parce que…qu’il a besoin de repos parfois.”

Et en prononçant ses paroles, je sens Nero s’agiter dans mon esprit. Comme s’il savait ce que je voulais faire, comme s’il cherchait à m’en empêcher. Je fronce les sourcils, frappe ma tempe droite du plat de la main en essayant de calmer ces pensées confuses, de le faire taire. Mais notre ami semble chercher à se renforcer, à revenir sur le devant de la scène.

Arrête, Thanikos ! Tais-toi maintenant, ne lui dis rien !
“Il a le droit de savoir, hein. Il est gentil, Lulu !”
Je t’en supplie, ne lui dis rien. Je…je ne le supporterai pas. Si tu lui parles je nous jette dans le port, compris ?!
“Mais non, tu feras pas ça.”

J’aimerais croire à un mensonge de sa part pour me manipuler, malheureusement je me rends vite compte qu’il est sincère. La peur que je ressens n’est pas mienne, ce sentiment puissant qui fait trembler mes mains et me force à poser ma tasse de café sur le comptoir de la cuisine. Nos deux moi sont mêlés, même si je conserve le dessus. Une immense vague de tristesse et de désespoir m’envahit, telles que je n’ai jamais ressenti jusqu’alors. Est-ce donc ce que ressent Nero au quotidien ? Comment peut-il encore vivre avec tout ça sur son coeur…? Je reste persuadé qu’il faut partager ce fardeau, avant qu’il nous détruise tous.

“Lulu, tu m’aimes, hein ?”

J’attrape sa main pour la presser entre les miennes, mes yeux clairs plongés dans les siens. Nero a beau hurler à mes oreilles, je refuse de l’écouter et tente de conserver mon calme. Il le faut. Je le fais pour nous tous, pour nous sortir de cette spirale infernale. Nous sortir de l’ombre et du secret.

“Lulu…si je te disais que je suis pas Nero…est-ce que tu m’aimerais quand même ? Si je te disais…que je suis quelqu’un d’autre, entièrement. Que tu connais, mais que tu ne connais pas en même temps. Est-ce que tu m’aimerais ? Est-ce que tu aimerais toujours Nero ?”

Voilà…j’ai enfin parlé de l’éléphant dans la pièce. Les cris de Nero ne semblent pas vouloir cesser. Une nouvelle vague de désespoir m’envahit, moi qui suis pourtant seulement capable de ressentir un certain stress d’enfin pouvoir discuter de cette situation. De pouvoir me présenter à mon tour. Je porte la main de Lucius à mes lèvres, l’embrasse et esquisse un petit sourire contrit.

“On est suffisamment proches pour que tu puisses entendre ce genre de secret, tu crois pas ? Nero pense que tu nous abandonnerais. Moi, je te fais confiance. Tu…tu me donnes raison, hein ?”

Déjà qu'il n'est pas le plus malin des hommes, Jager peine réellement à suivre les paroles de Nero. Il n'y a rien qui fasses réellement sens, ses neurones s'embrouillent alors que les explications arrivent. Mais elles sont cryptiques, son amant ne se rappelle plus d'avoir pleuré, parle à la troisième personne et.. C'est un peu trop pour l'Oniromancien déjà, surtout si tôt. Il s'empresse donc de se noyer dans sa tasse de café, avant de fronce les sourcils en se retournant pour constater... Qu'il se parle maintenant à lui-même ?... Qui fait ce genre de choses ? Oh, penser à voix haute ça arrive à tout le monde, c'est assez courant, mais avoir un dialogue avec sa propre personne ?

« Tu devrais aller dormir. »

Un suppôt et au lit, là, il lui faut du repos. Décuver, ou éliminer de son système ce qu'il y a dedans, parce que Jager commence à songer que ce n'est pas que de l'alcool. Il n'en connait pas un rayon en matière de stupéfiants, il n'a pas essayé grand chose lui-même. Simplement des cigarettes qui font rigoler, comme beaucoup de gens qu'il répondrait si on lui posait la question. Une substance commune, qui n'est pas bien méchante, qui n'a rien d'exotique ou de foncièrement dangereux. Pas plus qu'une cuite, si tant est que l'on consomme ça avec modération.
Mais il n'a pas l'air de vouloir dormir. Visiblement ayant besoin d'être rassuré, Lucius lui sourit et viens lui ébouriffer les cheveux d'une main :

« Mais bien sûr que je t'aime. »

S'il ne tenait pas à lui, il n'aurait pas pardonné les mois d'absence et le silence radio. Il aurait coupé les ponts à ce moment-là, ou tout arrêté avec l'incident Maja un peu plus tard. S'il est encore là, c'est qu'il a bel et bien des sentiments. C'est bizarre, d'en parler si tôt dans une raltion aussi chaotique que la leur, surtout quand il sait que l'Aéromancien est en général pudique sur ce genre de choses. Mais avec l'alcool, il est une autre personne. Et c'est ce qu'il lui fait comprendre soudainement en lui disant qu'il n'est pas Nero. La tête penchée sur le côté un peu confus de la manière dont est tournée la phrase, il hausse les épaules :

« Oui, ça j'avais bien remarqué que tu changeais de personnalité quand t'as picolé. »

Une autre personne entièrement c'est peut-être un brin fort comme allégation, mais certes. S'approchant de nouveau il s'applique à lui retirer son haut et à lui faire signe de le suivre dans la chambre. Une invitation à aller se recoucher : ou se coucher tout court dans son cas. Il a vraiment besoin de dormir pour décuver, afin d'en parler lorsqu'il sera sobre.

« C'est pas parce que t'es un peu bizarre quand t'es saoul que c'est un motif de rupture, tu m'as jamais vu bourré, mais je suis pas mieux. L'alcool ça désinhibe vachement, mais il n'empêche que tu l'as dis toi-même : Nero est fatigué, alors Nero devrait aller faire dodo. J'suis sur que le lit est encore chaud, je me suis levé y a pas si longtemps. »

Oh, il passe totalement à côté des explications, Lucius. Là, comme un con, devant la porte de sa chambre encore plongée dans la pénombre alors que les premières lueurs de l'aube commencent à éclairer le salon où ils se trouvent. Et il comprend bien vu sa tronche, qu'il n'a justement... Rien compris. De nouveau à la façon d'un chat -comme quoi, les familiers et leurs sorciers se ressemblent tous vraiment- il penche la tête sur le côté.

« J'ai pas compris, c'est ça ?... Sois plus clair alors. Parce que là... C'est difficile à suivre, dis moi les choses clairement s'il te plaît. »

Je ne veux pas dormir. Parce que je sais que si je ferme les yeux maintenant, Nero reprendra le contrôle et m’empêchera de nous dévoiler. Je sais que ce n’est pas bien, mais je l’ai relégué au second rang à son tour, pour tenter de l’aider. C’est pour lui que je fais ça, hein ! Enfin, pour nous tous. Parce qu’il commence à faiblir, notre hôte préféré, et ça se sent. Chaque changement un peu trop brusque me permet de sortir, et je sais…non, je sens que quelqu’un d’autre commence à se développer. Ca fait pourtant longtemps que nous ne sommes que trois, et je pensais que c’était fini. Pourtant, sa faiblesse se sent encore.

Lucius…pense encore que je suis juste un peu bourré. Que mon comportement doit être imputé à l’alcool, et rien d’autre. Vraiment ? Je lui explique tout de but en blanc, et c’est sa réaction ? Le déni ? Je soupire longuement d’exaspération, croisant les bras sur mon torse nu. Non, je n’irai pas me coucher ! Pas avant de lui avoir bien fait comprendre que ce que je lui raconte est vrai, qu’il ne s’agit pas d’élucubrations d’un homme saoul.

“Non, t’as rien compris…”

Nero est soulagé, alors que je suis pour ma part incroyablement frustré. Je sais que je n’ai pas beaucoup de temps, qu’il ne tardera pas à reprendre des forces et me virer de là, possiblement pour ne plus me laisser de place pendant un petit moment. Alors je me rapproche de Lucius, lui attrape la nuque et le force à se pencher vers moi. Mes yeux se plongent dans les siens, ma main libre caresse sa joue du bout des doigts.

“Je ne suis pas bourré, je suis juste quelqu’un d’autre. Tu comprends maintenant ?”

Ignorant totalement les protestations à mes oreilles, je profite de cet instant pour capturer ses lèvres avec envie. Je n’ai pas le droit de m’approcher de lui, hein ? Eh bien prends ça dans tes dents, Nero ! Moi aussi je l’aime, et il m’aime également. Rien ne pourra nous séparer, et certainement pas mon propre esprit !

Tu vas le regretter.
Ah ? Tu comptes faire quoi ? Tu sais que je fais ça pour nous. Et je l’aime aussi, alors je ne m’empêcherai pas de lui faire des bisous et des câlins juste parce que tu ne veux pas !
Je vais te le faire regretter, crois-moi. Tu vas trop loin, Thanikos !
Au moins, moi, je tente quelque chose pour te rendre heureux.

Je repousse peut-être un peu trop violemment mon petit ami, qui ne doit pas comprendre grand-chose à la situation, et m’éloigne de quelques pas pour être certain que l’autre ne cherche pas à le toucher de nouveau. Mon coeur bat si fort que je suis persuadé qu’il est capable de l’entendre, ma respiration est irrégulière, et la migraine pointe le bout de son nez. Je baisse le regard sur mes mains et soupire de soulagement. Je suis de retour dans mon corps, enfin. C’est ma peur qui coule dans mes veines, et je ne ressens plus une seule trace de celui qui a osé manipuler ainsi ma vie.

Mon regard se lève à nouveau vers Lucius qui semble d’autant plus perturbé maintenant. Je bénis sa compréhension d’escargot, bénis son déni qui me sauve littéralement la vie. Le dos droit, le visage inexpressif comme à mon habitude, je croise les bras en frissonnant. C’est qu’il ne fait pas très chaud ici, et je dois avouer que son Gigasmouch sur le lit me fait de l’oeil.

“Je ne suis pas fatigué. Mais si tu veux dormir, je ne t’en empêche pas. Il est tôt, et tu as déjà eu beaucoup à digérer. Je te prie de m’excuser pour mes frasques Jager, l’alcool est un fléau.”

Est-ce qu’il gobera l’explication ? J’ai bon espoir que son déni soit suffisamment fort pour cela. Il ne cherchera pas plus loin, j’en suis certain maintenant. Mais il y a de fortes chances pour que ce soit notre dernière rencontre avant un moment. Thanikos est trop encombrant, et temps que je n’ai aucun moyen de le contrôler, il me faudra éviter les interactions avec…eh bien…tout le monde. Je fixe son visage du regard, tente de graver ses traits dans mon esprit. Je n’en ai pas envie…mais ai-je vraiment le choix ? La fuite est préférable à la vérité.

Alors…Tu vas encore t’enfuir.
C’est à cause de toi si j’en arrive là, alors ferme-la !
Je voulais juste t’aider…
C’est ça. Et pour m’aider, tu veux m’humilier ? Tu veux que je perde tout ce que j’aime ?!
Les secrets te font tellement de mal ! Pourquoi est-ce que tu ne les dis jamais ?
“Ferme-la, putain…”

Mes doigts appuient sur mes tempes, la migraine devient presque insupportable. J’ai beau essayer d’ignorer ses paroles, sa voix résonne dans mon esprit sans possibilité de l’éviter. Ce contrôle qu’il possède sur moi…il m’effraie. Est-ce que je suis en train de m’effacer ? Est-ce qu’il deviendra l’hôte dans un avenir proche, qu’il me repoussera dans l’ombre ?

Il n'a rien compris. Nero semble vouloir se rapprocher de lui, et bien entendu, Jager se laisse faire. Pourquoi est-ce qu'il le repousserait, après tout ? Il n'a aucune raison de le faire. Ils sont un couple, officiellement, ont des sentiments l'un pour l'autre bien que ce ne soit qu'assez récent. Encore un peu pudiques et timides pour vraiment parler ouvertement d'amour entre eux, mais c'est bel et bien ce qui les unit tous les deux.

Une autre personne ?... Le baise lui importe peu. Lucius fronce les sourcils confus, avant de reporter son attention sur son amant qui semble... Retrouver son état habituel. Nero s'exprime normalement. A perdu son ton enjoué. Use de nouveau d'un langage plus soutenu, d'une parole plus articulée. Les doigts sur ses lèvres, il sursaute en entendant l'Aéromancien jurer. Pour faire taire quelqu'un. La voix dans sa tête ?... C'est bien ça, non ?... C'est ça qu'il a essayé de lui dire ?

Alors, une telle chose c'est possible dans la vraie vie. ça n'arrive pas que dans les films ? Il en a vu un comme ça il y a quelques années. Ses neurones se connectent, et soudainement il comprend. Pâlit à vue d'œil, lui qui déjà n'a pas énormément de couleurs en fuyant tant le soleil comme tout vagabond qui se respecte.

« Non, je suis réveillé, ça va aller. »

Soudainement anxieux, réfléchissant un peu trop vite à la situation, le fleuriste s'empresse de mettre un gros plaid noir duveteux sur les épaules de Nero. Il n'irais à priori pas se coucher, et il ne voudrait pas qu'il attrape froid. Jager qui s'agite un peu dans sa cuisine, tente de trouver quelque chose à ranger ou à nettoyer sans succès. C'est qu'il est assez ordonné comme garçon. Alors, il termine sa tasse de café d'une traite et se râcle la gorge en sortant des œufs pour préparer une omelette pour le petit déjeuner. Parce qu'il ne sait pas quoi faire d'autre, là tout de suite. Qu'en regardant sa poêle qui chauffe, il se retourne simplement pour adresser un sourire à l'Aéromancien.

Oh, Alba lui a bien dit qu'il y aurait un secret. Un passé difficile, une sorte de rejection un peu bizarre par rapport à des expériences passées d'un côté ou de l'autre. Lucius, il a cru que ce serait leur relation qui serait un secret. S'il n'avait pas tord, c'est en réalité un brin plus complexe. Alors il réfléchit à la manière d'aborder les choses en préparant de l'omelette pour deux.

Pose l'assiette et des couverts devant la tasse qu'a laissé Nero, s'installe en face sur son tabouret et commence à manger.

« C'est pas grave tu sais. »

Enfin, si. Un peu tout de même. Ce n'est pas commun d'avoir une autre personnalité dans sa tête, de dissocier comme ça, d'être deux personnes en une. Mais ce n'est pas comme dans le film qu'il a vu, où le type est un fou dangereux qui kidnappe des gens. L'autre personnalité de Nero, c'est à priori un type surexcité et plus enjoué qu'il ne l'est naturellement, rien de bien grave en soi. Jager qui se noie encore dans un troisième café.

« Mais je ne sais pas trop comment t'aider. Ni même si t'as besoin d'aide en fait... Et... Je sais pas quoi te dire, en vérité. »

Au moins, il est honnête dans cette conversation. Inutile, mais honnête. L'Oniromanciens s'empresse d'attraper la main de l'autre, de peur qu'il ne panique. De peur qu'il ne s'en aille en courant, maintenant que son autre personnalité lui a révélé leur secret. Mais il lui adresse un sourire. Serre sa main dans la sienne.

« J'aimerai juste que tu m'expliques comment ça fonctionne dans la vraie vie  et que tu me dises ce que tu attends de moi, maintenant que je suis au courant. »

Mes entrailles sont nouées. Je n’arrive pas à calmer mon anxiété, et j’ai l’impression de me noyer dans mes propres émotions. D’être tenu la tête sous l’eau par Thanikos, par cette crainte fondée d’être abandonné par la seule personne qui compte encore à mes yeux. Notre relation est si jeune…comment lui imposer mes traumatismes ? Comment justifier l’existence d’un autre, d’autres, justifier d’un esprit brisé ? Je ne peux pas le partager. C’est mon fardeau, et ça ne doit peser sur aucune autre personne que moi-même.

Son rapprochement pour me couvrir me fait frissonner, même si j’ignore s’il s’agit d’appréhension ou de bien-être. J’agrippe les bords du plaid pour le resserrer et m’emmitoufler comme il faut dedans, ne laissant dépasser que ma tête de là. C’est qu’il fait froid par ici, en hiver ! Même si je crois que je ne ressens pas autant la fraîcheur de l’air en comparaison, à moins que Lucius soit tout simplement frileux à force de vivre avec des pyromanciens. Après tout, sa mère manipule le feu ; n’a-t-il pas récupéré un peu de sa malchance au niveau génétique ? Ah, je n’y connais vraiment rien dans ce domaine. Nous sommes tous aéromanciens dans ma famille, je doute d’avoir une autre magie planquée quelque part dans mes veines.

Avec des petits pas, à moitié bloqué par le plaid, je le suis dans sa cuisine en conservant un air digne. Je n’arrive pas à décrypter l’expression de son visage. Il semble troublé…est-ce que c’est de ma faute ? Certainement. Mais pourquoi se comporte-t-il ainsi ? Pourquoi s’éloigner de moi comme ça, refuser de me regarder ? Il sait, c’est certain. Il a compris. Thanikos a été trop persuasif, et je l’entends se réjouir dans mon esprit. Il ne comprend pas où est le problème. Ne comprend pas à quel point ce qu’il a fait nous a détruit, va nous détruire. Il est juste…heureux de partager son malaise. Et moi, j’ai envie de vomir.

C’est pas grave. Je ne sais pas vraiment à quoi il fait référence, ce qui doit se voir sur mon visage. L’expression d’une intense confusion en le regardant droit dans les yeux, les sourcils froncés à essayer de comprendre. Et soudain, la vérité me heurte comme un train à pleine vitesse : il sait. Il a compris à son tour. Il sait ce que je suis, ce que je traverse.

“Je vois pas de quoi tu parles.”

C’est sorti tout seul, comme un boulet de canon, comme une barrière érigée à la va-vite dans l’espoir de l’empêcher de s’enfoncer sur cette voie. Je ne veux pas avoir cette conversation. Je veux…j’ignore ce que je veux en fait. J’ai simplement peur de me faire repousser, enfermer peut-être. Encore. Enfermer cette fois pour une réelle maladie mentale, pas pour un prétexte au sujet duquel on a passé des années à me rassurer. Cette fois, je sais que je n’y couperai pas.

Sa main dans la mienne est un symbole. Il ne veut pas que je fuis, je le comprends bien. Il veut m’aider. Mais c’est impossible, et de toute façon je n’ai besoin de personne. Si quelqu’un devait m’aider, ça ne serait certainement pas lui. Je tente de calmer les battements de mon coeur, et baisse le regard sur nos doigts entremêlés. Il est trop tard. Il sait maintenant…et ça ne sert plus à rien de lui cacher. Dans le pire des cas, il refusera de me revoir. Dans le meilleur…peut-être que je peux le garder en soutien.

“Tu ne peux pas m’aider. Personne ne peut. Et…personne ne sait. Tu es la toute première personne. J’ai réussi à garder le secret…jusque là.”

Ces quelques mots sont comme la levée d’un barrage pour moi. Ils suffisent à me rendre compte que le poids sur ma poitrine commence à disparaître, en partageant mon plus gros secret avec l’homme qui compte tellement à mes yeux. Je prends une grande inspiration, mais ne parviens tout de même pas à le regarder dans les yeux. A la place, je joue avec ses doigts, admirant l’encre qui les orne au passage.

“Je sais pas trop si ce que j’ai fonctionne de la même manière pour tout le monde. Mais…c’est un peu comme…comme si plusieurs personnes partageaient le même corps. Certaines situations peuvent en réveiller une plutôt que l’autre, certaines…périodes. Parfois, il peut même y en avoir plusieurs en même temps, conscientes. C’est…c’est le cas ici.”

Thanikos en profite pour lever le regard vers Lucius et lui sourire jusqu’aux oreilles, les yeux brillants d’excitation. Pour sûr, il a attendu cet instant toute sa vie ! Je le repousse tant bien que mal en arrière et reprends une expression plus neutre, ma respiration irrégulière. Je prends le temps de la calmer et reprends mon activité, n’osant pas encore le regarder moi-même.

“C’est moi l’hôte. L’original si tu préfères. Thanikos…c’est celui que tu connais aussi, même si tu ne le savais pas encore. Il est là depuis longtemps, depuis mon début d’adolescence je crois. Il est jeune et insouciant, parce qu’il a eu le droit d’avoir une enfance normale, lui. Une vie normale, heureuse. Nous avions un marché tous les deux pour qu’il se fasse discret, mais depuis cet été…”

Je frissonne en repensant à cette période. Chaque année, c’est un moment douloureux à passer. Mais cette année, j’avais l’impression de me noyer dans le désespoir, et Thanikos s’est renforcé en conséquence. Il est même allé jusqu’à rencontrer Lucius sans mon accord, et c’est peut-être ça qui m’a fait fuir une fois de plus.

“Ce n’est pas le seul, mais c’est le seul que tu as rencontré. Je sais que d’autres se forment en permanence. C’est…un mécanisme, je crois. Une réponse à telle ou telle situation. Mais ils sont suffisamment discrets, ou pas suffisamment formés pour être de vraies personnalités.”

Une gorgée de café froid, pour tenir le coup face à cette discussion incroyablement éprouvante.

“Il y a juste…un autre. Tu ne veux pas le voir. Il ne parle pas de toute façon. Il fait peur à Thanikos, mais moi…je le prends simplement pour un protecteur. Il déteste le monde entier, aspire au calme. Il est dangereux mais ne sort jamais. Je suis…le seul à l’entendre. C’est déjà bien comme ça.”

Je trouve enfin le courage de le regarder dans les yeux, mais ne parviens toujours pas à décrypter ses pensées. Au fond…j’ai l’impression qu’il va me repousser à tout instant. Si bien que je sens les larmes me monter aux yeux, et qu’il me faut faire un effort colossal pour ne pas les laisser couler.

“Je sais que…c’est difficile à appréhender pour une personne normale. Tu veux me repousser, mais tu n’oses pas le faire parce que tu es beaucoup trop gentil. Tu n’as pas à vivre avec ça. Avec moi. C’est trop…je comprends. Je t’aime, mais je ne veux pas t’imposer ça.”

NON ! Ne lui dis pas ça, ne le laisse pas s’en aller !
On a pas le droit de l’embarquer dans nos conneries, Thanikos.
Mais tu l’aimes ! Je l’aime ! T’as pas le droit de le repousser comme ça, juste parce qu’il sait la vérité maintenant !
C’est lui qui va nous repousser, tu vas voir. Tu vas enfin comprendre pourquoi je ne voulais rien dire à personne. Je te protégeais jusque là…je nous protégeais tous.
Je te crois pas. T’es un menteur, Nero !

TW : maladies mentales

La vérité c'est toujours ce qu'il y a de plus difficile. C'est dur de l'entendre, mais encore plus de la formuler parfois. Et Nero le lui prouves bien actuellement. Lucius perçoit le changement dans sa voix, qui se brise au fur et à mesure des explications. Lui ressent un frisson d'horreur lorsqu'il constate un changement en direct. Si ça ne dure qu'un instant, le temps d'un sourire et d'un regard, l'Oniromancien comprend parfaitement ce qui est en train de se passer sous ses yeux. Ils sont deux. Non. Trois en réalité. Peut-être même plus, bien que les autres ne soient pas développés. Il lui faut toute la concentration dont il est capable pour suivre, mais aussi et plus difficilement : tout le courage qu'il possède pour ne pas se mettre à paniquer. Parce que Nero -ou Thanikos- n'ont pas besoin de ça actuellement.

Alors il serre de nouveau sa main, le temps de savoir quoi dire. S'enfile quelques gorgées de café bien qu'il soit une fois n'est pas coutume, totalement réveillé. Finalement, il a pas mal appris d'Armand, qui parle peu mais souvent très justement quand on parviens à comprendre les formulations cryptiques du Nécromancien. C'est que Tio doit réfléchir lui aussi avant de parler quand il n'est pas certain de la réponse à donner.

« Je t'avoue que je ne pensais pas que la première fois que tu me dirais je t'aime, ce serait dans de telles circonstances. »

En soit, ils ne le sont jamais vraiment avoué tout les deux. Parce que c'est encore un peu tôt, qu'il y a toujours la pudeur des sentiments humains. Si Thanikos -maintenant qu'il est au courant, il comprend- lui a demandé de confirmer ses sentiments à son, leur, égard, ce n'est pas tout à fait pareil. La vérité ? C'est qu'il l'aime aussi. Le reste de la vérité, c'est qu'effectivement, c'est beaucoup d'un coup. Qu'il n'est pas certain de pouvoir assumer sur la durée. Surtout si la troisième entité n'est pas du genre sympathique.

« Je n'ai pas encore de réponse pour l'avenir. Tout ce que je connais c'est le présent, mais aussi le passé. »

Rêves prémonitoires capricieux. Ceux qui sont généralement très clairs sont imminents. Les futurs probables plus lointains sont cryptiques, Lucius ne parvient pas toujours à les déchiffrer, ni même à les différencier des songes ordinaires. Incapable de savoir si les horribles cauchemars se terminant en bains de sangs et en cris d'effroi sont un mauvais présage ou un simple tour de son esprit angoissé. Ils sont en tout cas récurrents. Tout comme la paralysie du sommeil qui lui prend parfois, lorsqu'il se trouve entre deux mondes.

« Pour le moment, ta particularité, ce n'est pas la peur principale qui m'habite. On a bien réussi à s'entendre, jusqu'à présent. La seule différence, c'est que j'ai un secret de plus à garder. »

Peut être qu'un jour lui aussi deviendras particulier. Une bien jolie manière de dire fou à lier. Si on le laissait faire, s'il n'y avait pas besoin de fonctionner comme une personne ordinaire, Jager passerait la plupart de son temps perdu dans les rêveries. Les siennes mais celle des autres aussi. Quitte à perdre pied avec la réalité, comme c'est le cas de certains enfants vagabonds. A se déconnecter, à ne plus savoir ce qui est un rêve ou non. C'est probablement ça qui l'effraye le plus. Bien plus qu'un amant mentalement instable. Et c'est sur cette réflexion qu'il esquisse à son tour un sourire timide.

« J'ai des secrets moi aussi. Des choses dont peu de gens sont au courant. Il n'y a rien que je ne garde que pour moi-même, Alba est au courant d'absolument tout. C'est la première fois que je vais devoir lui cacher quelque chose, mais je ferais de mon mieux pour ne pas lui dire. Tu sais, quand on a eu notre premier date toi et moi... »

Il rigole en y repensant, à cet été et à ce coup de fil catastrophique.

« je suis allé la voir parce que j'étais vraiment perdu. Elle m'a tiré les cartes, pour savoir comment ça allait évoluer ce premier baiser. On m'a prévenu qu'il y aurait un gros secret. Alors j'en ai déduis que ce serait notre histoire qui ne deviendrait pas publique, que t'étais dans le placard comme on dit et j'avais raison là-dessus. ça resteras la version officielle, ces nouvelles informations, je les garderai pour moi. »

Un instant il fixe le fond de son mug pour y regarder les quelques traces. Se demande s'il devrait se mettre aux arts divinatoire lui aussi, avant de se raviser. Il est déjà incapable de deviner la fin d'un film en avance, alors l'avenir ?

« De toute manière, un secret ça concerne toujours au moins deux personnes. Celui-là, je ne le partagerai qu'avec toi. Encore une fois, je ne suis pas tout seul. On est même trois en réalité, puisqu'il y a Thanikos aussi. »

Je sens la pression de nos deux mains liées, et je comprends qu’il ne me laissera pas tomber. C’est étrange quand on y pense, non ? Cet homme qui n’avait rien demandé se retrouve embarqué dans une histoire folle, avec un type qui est lui-même complètement fou à lier. C’est ce que je suis, n’est-ce pas ? C’est ce qu’on me dirait. Fou à lier. Parce que mon cerveau a décidé de se scinder en plusieurs parties, parce que je n’ai pas supporté un passé lourd et violent. On m’enfermerait dans un hôpital avec interdiction d’en sortir, me cacherait du public de peur de ce que je pourrais leur faire. Ma famille serait au coeur d’un scandale, mes parents chercheraient un moyen de m’éliminer pour laver leur honneur. Combien de fois cette histoire a-t-elle tourné dans ma tête ? Je ne les compte plus. Tout ce que je sais, c’est que cette terreur m’empêche d’avancer, de me confier aux autres. Et c’est pour cette raison que les décisions de Thanikos, aujourd’hui, me pèsent sur le coeur.

“Oui, mais quel secret…”

Il le prend plutôt bien, Lucius, ce que je viens de lui dévoiler. Peut-être que je m’inquiétais pour rien ? Peut-être aurais-je dû tout lui dire dès le début, éviter un drame lorsque j’ai dû le quitter pendant si longtemps…non, il aurait fui en courant. La raison pour laquelle il reste là, c’est parce qu’il s’est attaché. Etait-il aussi attaché cet été ? Je n’y crois pas une seule seconde. Il m’a remplacé très vite dans les bras de certaines demoiselles, si j’en crois ses dires et sa réaction lorsqu’enfin je suis revenu le voir. Alors c’est qu’il ne m’aimait pas tant que ça, non ? Il m’aurait trahi dans l’immédiat. Non, j’ai eu raison de lui mentir. De tout lui cacher. Comme je ne peux lui raconter tout ce qui se passe de mon côté, pour préserver un tant soit peu de ma dignité.

“Alba ?”

Ce prénom suffit à me faire froncer les sourcils. Cette fille que je n’ai encore jamais vu de ma vie revient un peu trop souvent à mon goût dans nos conversations, comme si elle faisait partie de notre couple. En réalité, ce n’est pas loin : elle a presque été responsable de notre rupture à tous les deux, et savoir qu’elle en sait autant sur moi alors que j’ignore presque tout de sa vie - mis à part le fait qu’il s’agisse d’une énième pauvre à grande gueule et à la cervelle limitée - ne me plaît pas le moins du monde. Je retire d’ailleurs ma main de celle de Lucius pour croiser les bras sur ma poitrine, attrapant les bords du plaid au passage pour m’enrouler un peu plus dedans.

“Je sais que tu lui dis tout, mais ça…”

Je n’ai vraiment pas envie qu’une inconnue, d’autant plus une inconnue qui a l’air de me détester d’avance - c’est réciproque, évidemment - connaisse le plus lourd de tous mes secrets. Thanikos s’agite lui aussi, comprenant que cette question est un peu délicate. S’il n’est pas aussi véhément que moi avec cette demoiselle, il sait tout de même où est la limite. Ichabod lui-même ignore tout de mon état, pourquoi cette Alba aurait-elle le droit ?

“C’est bien une histoire de bonne femme, ces cartes…je ne pensais pas que tu y étais sensible, toi aussi. Elle est pourtant pyromancienne, pas nécromancienne, non ?”

Je tente de calmer le mépris dans ma voix, mais c’est plus fort que moi. Je n’aime pas parler d’elle, comme je n’aime pas qu’on s’immisce dans ma vie sans mon consentement. Je fais le tour de la table et attrape la main de mon petit ami, pour l’attirer contre moi et l’enlacer. J’en ai besoin, même si je n’aime pas paraître aussi faible devant qui que ce soit. Si ça ne tenait qu’à moi, je fuirais dans l’instant. Mais il le prendrait mal, serait en colère contre moi peut-être. Peut-être qu’il irait jusqu’à raconter mon secret à tout le monde, pour me faire souffrir. Comment lui faire confiance ? Je ne peux plus reculer, maintenant. Je suis obligé de le garder près de moi.

Et s’il tente de nous trahir, je l’éliminerai.

Je secoue la tête pour effacer ces pensées parasites. L’éliminer ? Ben voyons ! Lucius n’est pas une personne à faire disparaître, au contraire. Je soupire longuement et plaque mon visage contre son torse, tentant de calmer mes sentiments si contradictoires.

“Thanikos a gardé le secret pendant plus de vingt ans…je compte sur toi pour en faire de même.”

C’est une véritable épreuve pour moi que de faire confiance à un autre, mais je n’ai pas le choix. Je suis acculé contre le mur, et n’ai pas d’autre solution pour m’en sortir. Nouveau soupir, et je me force à esquisser l’ombre d’un sourire en levant la tête vers l’oniromancien. Hmm…de près comme ça, il paraît encore plus grand. Pire qu’Ichabod, je suis sûr.

“Viens avec moi, j’ai besoin de repos. C’est…beaucoup d’un coup, pour moi.”

TW : maladies mentales
« Y croire totalement, non, je le prend toujours avec un grain de sel. »

C'est effectivement plus le truc d'Alba, la divination, que le sien. Pourtant avec sa propre magie, Lucius est capable de prémontions au travers des songes.

« T'es pas obligé d'être nécromancien pour tirer les cartes... Ok, les vagabonds sont souvent perçus comme un peu bizarres, mais y a des oracles dans tout les covens ?... C'est pas une magie en particulier qui tire les cartes ou ce genre de trucs. »

Nero a besoin de sommeil, et Lucius le comprend bien. C'est vrai que c'est...Ereintant d'avouer la vérité. Et qu'il n'a pas vraiment dormi non plus en s'échappant pour passer la nuit avec son frère une fois l'Oniromancien endormi. Hochant donc simplement la tête à sa demande, il s'empresse de terminer son plat d'omelette pour ensuite le suivre en trotinnant jusqu'à la chambre. Le regard des deux familiers se posent sur eux et Lucius échange avec le sien un air fâché. Un air qui signifie : ne dis rien s'il te plaît.

Nuggets lui a déjà parlé plus d'une fois de Nero. Lui a déjà dit qu'il était tout de même étrange, ce type, à ne se souvenir de rien et à avoir un comportement drastiquement différent d'une fois sur l'autre : Mais souviens toi de ce que t'as raconté Alba enfin ! Le chat était inquiet et à raison. Maintenant qu'il connaît la vérité au sujet de l'Aéromancien, tout commence à faire sens pour lui.

« C'est toujours une bonne idée de se reposer. »

Ce n'est pas lui qui allait dire le contraire. Malgré le café, Jager se sait capable de dormir encore une heure ou deux. Histoire de et juste parce qu'il le peut sans soucis. C'est plus difficile pour lui de rester éveillé que de s'endormir sur demande. La fatigue le mine perpétuellement, ce pauvre Lucius. Attrapant alors son amant pour le tirer sous la couette, il serre son corps mince dans ses bras. Dépose un baiser dans ses cheveux qu'il caresse doucement. Il n'a pas vraiment d'autre choix, que d'accepter Nero tel qu'il est. Avec ses... multiples personnalités. Au moins, il ne semble pas dangereux. C'est un bon point... Peut-être qu'avec un peu de temps et de patience, Lucius parviendras même à le convaincre d'aller consulter pour se faire aider. Il connaît déjà la cartographe de son Coven, Maïa, qui passe régulièrement chez le fleuriste pour décorer son cabinet. Elle semble être une dame relativement gentille et compréhensive, soucieuse de bien faire son travail et d'aider les gens dans le besoin. Mais il est un peu tôt pour avoir cette conversation. Est-ce que c'est un peu comme les gens drogués, qui ne vont en cure réellement que quand eux l'ont décidé ?...

Se forçant à sourire pour ne pas inquiéter l'Aéromancien, le tatoué dépose un nouveau baiser sur son front en remontant d'avantage sa couette sur leurs corps.

« Je peux t'endormir si tu veux... Surveiller que tout se passe bien pour toi dans le monde des rêves. Tu as besoin de repos, après tout ça, Nero. »

Nos deux familiers sont sagement restés sur le lit à attendre, comme s’ils savaient que notre discussion serait compliquée. Je soupire longuement en échangeant un regard entendu avec Freja. Elle sait à quel point dévoiler ce secret est compliqué pour moi. Elle sait que j’ai tendance à fuir plutôt que de me confronter aux problèmes, que j’ai ghosté de nombreux amants par crainte qu’ils touchent du doigt le coeur de cette histoire. Alors le fait de vider mon sac face à cet homme qui fait chavirer mon coeur, c’est beaucoup pour moi. Je m’approche et la gratouille sur le sommet du crâne, la faisant fermer les yeux de bonheur. Depuis de nombreuses années, c’est elle qui me pousse à m’ouvrir aux autres. Au final, entre mon familier et mon alter un peu trop sociable, ce n’était qu’une question de temps pour que Lucius finisse par être au courant. Quelque part…ça me soulage un peu, mais je ne l’avouerai probablement jamais.

Je laisse tomber le plaid au sol près du lit et me glisse aussitôt dans les draps, retrouvant vite les bras de mon amant qui m’avaient incroyablement manqués. Il est encore tôt, le soleil pointe pourtant le bout de son nez et je comprends qu’il ne nous reste plus beaucoup de temps avant de devoir nous séparer de nouveau. Il doit travailler, et moi…aussi, en soi. Je dois surtout rentrer à la maison, faire acte de présence auprès de ma famille, lui montrer que je suis toujours là, toujours docile. Fuir par la fenêtre en pleine nuit ne passe pas toujours inaperçu, même si je parviens à éviter les questions intrusives la plupart du temps. Ce n’est pas une raison pour ignorer les menaces qui planent au-dessus de ma tête. Surtout en ce moment. J’ai l’impression qu’on me cache quelque chose…mais je n’ai pas le loisir de me pencher dessus. Et ce matin n’est certainement pas le moment de s’en inquiéter non plus, je dois dire.

“Me…m’endormir ?”

J’oublie parfois quel type de magie coule dans les veines de Lucius, et ce qu’il est capable de faire. En réalité, il vaut mieux que ce soit ainsi : les oniromanciens ont tendance à m’effrayer, moi qui cache tant de secrets et de trauma. Je n’ai pas la moindre envie que qui que ce soit découvre le fond de ma psyché, comprenne que je ne suis pas seul dans ma tête ou pire : découvre ce que j’ai subi durant une grande partie de ma vie. Les scandales ne sont jamais loin pour un Karlsson, et il faut toujours faire attention à ce qu’on dit, ce qu’on pense, ce qu’on montre au reste du monde. Je frissonne rien que d’y songer, et plonge mon regard dans celui de mon amant, les sourcils froncés.

“Endors-moi si tu veux, oui…mais je t’en supplie, ne viens pas dans mes rêves. Je n’aime pas ce genre d’intrusion.”

Si je veux bien dévoiler petit à petit ma vie à celui qui la partage désormais, certaines choses se doivent de rester secrètes. Même pour lui. Le passé est le passé, et si je veux avancer dans la vie, je dois moi aussi le laisser en arrière. Donc…le planquer au maximum, que personne ne puisse le rappeler.

Confortablement installé contre son torse, je sens la fatigue me tomber sur les épaules comme une chape de plomb. Est-ce donc son pouvoir ? Probablement. J’ai du mal à trouver le sommeil en général, la faute à une angoisse profonde qui ne me quitte jamais. La peur de dormir, la peur de faire des cauchemars trop réalistes qui me laissent pantelant dans mon lit aux draps trempés de sueur. Mais avec lui, ce sera différent. Avec lui, je ne rêverai pas. Peut-être qu’avec le temps, je le laisserai même venir avec moi dans ces songes. Oui…peut-être.